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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

éprouver, et qu’une sensation de l’œil ne peut nous révéler par avance ce que serait une telle série, la même raison vaudra parfaitement contre la perception visuelle immédiate de l’étendue superficielle, et condamne par conséquent ceux qui admettent l’existence d’une telle perception. Que ce soit nous qui soyons dans le vrai au contraire, toutes les objections que nous avons opposées à M. Bain tombent en plein sur des philosophes qui méconnaissent que la perception de la profondeur est immédiate ; si bien que, quel que soit celle des deux partis opposés qui ait raison, ces philosophes sont toujours assurés d’avoir tort. Puis, quelle idée bizarre de supposer que notre perception visuelle de l’espace manque d’homogénéité, étant due pour deux tiers au sens de la vue, et pour le dernier tiers au sens musculaire, alors qu’au contraire notre notion visuelle de l’espace paraît si parfaitement une et simple ! Sans compter d’autres absurdités encore qui se rattachent à celle-là, par exemple que nous pourrions avoir la perception, et par suite la notion distincte, d’un espace à deux dimensions ; et que par conséquent un tel espace pourrait exister, ou plutôt qu’il existe, puisque nous le percevons.

Ce qui a pu donner un semblant de consistance à la théorie dont nous venons de parler, ce sont certaines objections qu’on croit pouvoir opposer à la perception directe de la profondeur de l’espace, et qui ne s’appliqueraient pas, paraît-il, à la perception de ses dimensions superficielles. Il nous reste à passer en revue ces objections et à tâcher d’y répondre.

On nous oppose d’abord les illusions d’optique chez les jeunes enfants, dont l’impuissance à reconnaître visuellement les distances est un fait bien constaté, et même chez les adultes dans certaines circonstances particulières, par exemple devant la toile d’un panorama ou devant une image vue au stéréoscope. Mais, dirons-nous avec M. Janet[1], autre chose est voir à distance, autre chose est voir la distance. Les physiologistes sont assez généralement d’accord pour penser que, lorsque nous regardons un objet, les parties mobiles de nos deux yeux, comme les cristallins, s’adaptent d’elles-mêmes pour une vision aussi nette que possible de cet objet, et donnent lieu par là à un état musculaire dont nous avons quelque conscience : en quoi les physiologistes ont absolument raison à notre avis. Plusieurs d’entre eux ajoutent que la sensation musculaire ainsi éprouvée devient pour nous, après une expérience convenable et certaines associations d’idées constituées, l’indice de la distance à laquelle se trouve l’objet ; et nous croyons qu’en cela ils sont encore dans le vrai. Mais voici où

  1. Revue philosophique, janvier 1879