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par ceux qui soutiennent que le raisonnement est radicalement différent de la perception ; selon eux, l’esprit ne pouvant être perçu par les sens, ne peut davantage être saisi comme réalité par un raisonnement ; mais M. Romanes n’a pas pris garde que l’inférence étant pour lui une simple combinaison de sensations (p. 326), il faut toujours que l’objet inféré soit perceptible au moins en partie. L’induction n’est qu’une sensation complétée ou anticipée par le moyen de certains signes de connotation. Dire au vu de tels signes que tel animal pense, c’est dire qu’on peut achever de percevoir ce qui n’a été perçu qu’en partie, à savoir ici, sa pensée. Pour échapper à l’étreinte de l’idéalisme individualiste, si l’on veut s’épargner un appel humiliant au sens commun qui n’est qu’un aveu d’impuissance spéculative, on est obligé d’admettre que les expressions de la conscience sont le prolongement de cette conscience, que d’un organisme à un autre, pourvu qu’ils soient de structure analogue — et quel organisme n’est pas en quelque degré analogue à tous les autres ? — les états de conscience passent réellement, dans la mesure où leurs manifestations sont perçues, et que dans ce passage une liaison continue unit les états internes avec les mouvements externes d’un côté, les mouvements externes avec les états internes de l’autre, puisque pour se représenter l’attitude des muscles du visage chez un de ses semblables chaque individu doit nécessairement ébaucher cette attitude et reproduire l’état interne correspondant. Pratiquement les êtres vivants n’ont pas d’autre moyen de reconnaître la présence de la conscience que cet éveil en eux des états conscients des autres êtres par l’intermédiaire des signes ou mouvements d’expression. Comme M. Van Ende l’a montré récemment, ce sont des représentations à la fois objectives et subjectives de ce genre qui occupent la plus grande partie de la vie consciente dans l’animalité (p. 76). Tout ce qui compte dans le monde pour l’animal est classé par lui d’emblée au seul aspect, même à la seule audition de la voix, en ami ou en ennemi. Chez les mammifères supérieurs l’intelligence, grâce à ces moyens d’expression des états de conscience de l’homme, acquiert une promptitude et une délicatesse étonnantes. Un beau terre-neuve était couché à la porte d’une pièce où un jeune homme déclamait le Jeune malade d’André Chénier ; vers la fin du poème, des gémissements bruyants éclatèrent ; c’était le chien qui s’associait dans le corridor à l’émotion du lecteur : l’hilarité fut générale ; on fit entrer la bête qui ne pouvait se consoler. Quand un dompteur commence à trembler au moment où il entre dans la cage des lions, il faut qu’il se retire ou « qu’il y passe ». Nous portons un jugement aussi assuré sur le degré de conscience moyen des animaux d’après leurs mani-