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c’était une des plus belles matinées du mois de mai. Après avoir quelque temps admiré la jolie vallée du Gave et la magnifique vue des Pyrénées, s’étant tout d’un coup retourné, il resta ébahi. À six pas de lui, il venait de voir un large tableau où le paysage des montagnes éclatait avec une fraicheur de coloris et une délicatesse de tons infinies. Il s’en approche, et voit que c’était une glace qui était la grande artiste. Il eut bientôt fait de retourner ses yeux de l’image à la réalité. Quant à la petite fille, elle ne cessait de pousser des cris joyeux devant cette affriandante image, et de tendre les mains vers elle. À peine arrivée dans la salle, elle ne voyait pas autre chose ; il fallut, deux ou trois fois le jour, ouvrir les fenêtres pour qu’elle en pût jouir sans se rassasier. L’enfant est loin encore du moment où il pourra jouir de la réalité reproduite comme il jouit de la réalité représentée, qui n’est guère pour lui qu’une autre réalité.

Dès qu’un enfant reconnaît une image dans la glace, il peut la reconnaître dans une peinture ou dans un dessin. La difficulté semble plus grande quand il s’agit d’un dessin de petite dimension, et non pas colorié, mais gravé en noir. Mais nous savons que l’éloignement ou la grandeur que nous prêtons aux objets dépendent de jugements surajoutés aux jugements perceptifs : ces jugements sont basés sur des données réelles ou idéales, mais très variables, nous servant de termes de commensuration. Ainsi, nous prenons une mouche pour un oiseau, ou un oiseau pour une mouche, suivant le point de repère que nous avons pour interpréter l’image rétinienne d’un point noir qui voltige dans l’espace. L’enfant qui reconnaît une personne dans un miroir peut donc la reconnaître dans une peinture, un dessin ou une photographie. Quant à la couleur, c’est ce qui importe le moins ici : la représentation mentale de l’objet a pour éléments principaux les souvenirs des impressions motrices qui se sont associées à celui des impressions colorées, quelles que soient les couleurs, noir, ou blanc, rose, brun, etc. L’agrandissement et la diminution de l’image mentale sont l’effet d’une appréciation variable, pure affaire d’imagination et de volonté. Quand on montra à l’aveugle opéré par Cheselden « le portrait de son père sur une montre, en lui disant quelle était la personne représentée, il reconnut la ressemblance, mais fut profondément étonné, et demanda comment il pouvait se faire qu’un aussi grand visage pût tenir en un si petit espace[1]. » Cet étonnement n’est pas celui d’un jeune enfant, qui opère inconsciemment cette reconnaissance avec les réductions ou amplifications subjectives qu’elle suppose.

  1. The philosophical transactions, 1728.