Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXV, 1888.djvu/367

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
357
DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

mes recherches sur le mode de représentation des aveugles, j’ai eu occasion d’avoir plusieurs entrevues avec M. Jules Piras, ancien directeur de l’Institut des Jeunes Aveugles de Paris, psychologue instruit, passionné pour la philosophie, et ayant étudié de très près les aveugles qu’il avait sous sa direction, non pas pendant trois semaines comme Platner, mais pendant sept années entières. Or, lorsque je l’interrogeai sur la manière dont, à son avis, les aveugles pouvaient se représenter l’étendue, M. Piras me répondit en exprimant identiquement les opinions de Platner, et chose curieuse, presque dans les mêmes termes, quoiqu’il ne le connût point. Suivant lui, les aveugles ne vivent que dans le temps ; l’idée qu’ils ont des choses, c’est celle d’une succession possible de sensations à éprouver au contact de ces choses, mais nullement l’idée d’une coexistence de parties résistantes. Par exemple, quand un aveugle est assis dans un fauteuil, l’idée qu’il a de ce fauteuil, c’est qu’en passant la main, il rencontrera du cuir, du bois, des clous, mais il n’a dans l’esprit aucune image de ce fauteuil comme corps étendu et distinct des autres corps. En général, on peut affirmer, ajoutait M. Piras, que les aveugles n’’imaginent rien et n’ont aucune notion de l’étendue ; leur mode de représentation n’a absolument rien de commun avec le nôtre : ainsi, tandis que les souvenirs que nous voyants conservons d’un homme se rapportent tous à une certaine forme extérieure composée de son image, de sa taille, de son allure, chez l’aveugle tous ces souvenirs se rapportent à quelque chose de bien différent, le son de la voix de cet homme.

Je fis observer là-dessus à M. Piras qu’il n’était vraiment pas admissible que les aveugles fussent totalement dépourvus de l’idée d’étendue, puisqu’ils sont géomètres et qu’ils savent mesurer les volumes et apprécier les distances ; que par conséquent tout ce que l’on peut prétendre, c’est que leur idée de l’espace est absolument différente de la nôtre. Il en convint, et cependant, plus tard, dans le cours de la même conversation, et dans les entrevues que nous eûmes ultérieurement ensemble, il en revenait toujours à sa première assertion que les aveugles n’ont point la connaissance de l’espace, tant c’était là chez lui une conviction fortement enracinée ! Au premier abord, je fus un peu surpris de cette insistance, chez un homme aussi intelligent, à contredire une vérité palpable que lui-même avait reconnue ; mais à la réflexion, j’en pus découvrir aisément la cause, laquelle du reste a donné lieu chez Platner à une erreur identique. Attribuer aux aveugles un mode de représentation de l’espace tout différent du nôtre, c’est en somme une chose très étrange, et une chose qu’il n’est pas facile de se mettre