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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

gles-nés, en les prenant à part, s’ils comprenaient que les objets puissent m’apparaître d’autant plus petits qu’ils sont plus éloignés de moi. Ils me répondirent unanimement non. Je tâchai alors d’expliquer au plus intelligent de tous ceux qui me furent présentés, à Quélen, comment la chose pouvait se faire. Je lui rappelai que si plusieurs triangles isocèles ont même base et des hauteurs différentes, l’angle au sommet de ces triangles est d’autant plus petit que leur hauteur est plus grande ; j’ajoutai qu’une ligne matérielle de grandeur déterminée étant donnée, le voyant perçoit cette grandeur en mesurant l’angle que forment deux lignes idéales partant de son œil pour aboutir aux deux extrémités de la ligne en question ; de sorte que cette ligne matérielle est la base d’un triangle isocèle dont les lignes idéales sont les côtés égaux, et qu’en vertu du princide posé d’abord, l’angle au sommet de ce triangle, par le moyen duquel le voyant mesure la base, diminuant quand la hauteur du triangle, c’est-à-dire la distance, augmente, la ligne matérielle doit lui apparaître d’autant plus plus petite qu’elle est plus éloignée. Le jeune homme me répondit qu’il comprenait très bien toute la partie géométrique de mon raisonnement, mais qu’il ne comprenait pas du tout que la perception d’un objet pût avoir lieu du sommet d’un triangle isocèle dont cet objet serait la base.

La moralité de cette petite expérience n’est pas malaisée à tirer. On la formulerait bien en cette proposition simple, qu’on aurait pu sans crainte d’erreur énoncer avant même d’avoir interrogé aucun aveugle : la vision est une perception à distance, et l’aveugle ne peut avoir l’idée que d’une perception par contact. Du reste, tout évidente qu’elle est à première vue, cette vérité ne laisse pas d’être instructive. Dans la vision, la distance qui sépare l’observateur de l’objet est un facteur essentiel, et qui ne peut être supprimé, de la grandeur sous laquelle l’objet apparaît ; dans la perception tactile, ce facteur a complètement disparu. Est-ce qu’une pareille différence peut être considérée comme étant d’importance secondaire ? et croit-on être en droit de maintenir qu’il existe une similitude quelconque de nature entre deux modes de représentation séparés l’un de l’autre par une opposition d’un pareil genre ? Notre thèse reçoit donc ici une première confirmation[1].

  1. On remarquera que l’opposition que nous signalons ici entre le mode de représentation des voyants et celui des aveugles, c’est celle-là même que nous avons signalée déjà [dans l’article précédent] sous une autre forme, lorsque nous avons dit que les voyants n’ont de l’espace qu’une mesure angulaire, alors que les aveugles en ont une mesure directe, et en quelque sorte absolue, puisque, lorsqu’ils passent la main sur la surface d’un objet, ils ont un sentiment immédiat de l’espace ainsi parcouru par leur main. Si nous insistons à cet égard, c’est que la