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De ce que m’avaient dit mes aveugles, il résultait nettement que les corps ont pour eux une grandeur absolue, et non susceptible de variations. Je leur demandai là-dessus une affirmation positive. Ils me répondirent qu’ils savaient bien que les corps ne sont pas tous de même grandeur, mais que, pour un corps pris en particulier, ils ne comprenaient pas du tout comment il pouvait nous apparaître tantôt plus petit tantôt plus gros suivant la distance. Ainsi, dans la pensée de l’aveugle, chaque corps prend des dimensions fixes, dont il ne peut concevoir la variation apparente, tant que le corps demeure le même. Du reste il est un fait pour le moins aussi intéressant que les réponses de mes aveugles sur ce sujet, et qui montre parfaitement l’opposition radicale qui existe entre l’image visuelle et l’image tactile de la grandeur d’un corps donné, la première étant nécessairement relative aux conditions particulières de la vision, et par conséquent variable, la seconde étant au contraire absolue et immuable. J’emprunte ce fait à M. Taine, qui lui-même l’a tiré de la relation faite par Cheselden de sa fameuse expérience : « On montra au jeune homme opéré le portrait de son père en miniature sur la montre de sa mère ; on lui dit ce que c’était, et il le reconnut comme ressemblant. Mais il s’étonna fort qu’un grand visage pût être représenté dans un si petit espace ; auparavant, disait-il, cela lui aurait paru aussi impossible que de mettre un boisseau dans un setier[1]. » Cette réponse du jeune homme de Cheselden signifie bien, si je ne me trompe, que ce qui est impossible et absurde suivant le mode de représentation de l’étendue propre aux aveugles peut devenir au contraire intelligible et réel suivant le mode de représentation des voyants, ce qui suppose évidemment que ces deux modes de représentation ne sont pas constitués de la même manière.

Je passe maintenant à la deuxième série de mes expériences. Il s’agissait, on s’en souvient, d’obtenir de l’aveugle-né l’indication d’un mode de représentation de l’étendue dont il me fût impossible de me faire aucune idée. Or cette voie a été explorée déjà, quoique dans un but un peu différent de celui que je poursuis, et je rencontre encore une fois chez M. Taine des observations, que du reste j’ai pu contrôler par moi-même, et qui nous mettent tout d’abord en présence du cas que nous cherchons à constater. « Pour percevoir un objet nouveau, dit M. Taine, il faut aux aveugles plus de temps qu’à nous, puisqu’ils sont obligés de l’explorer en détail par le toucher.

    question nous parait s’éclairer d’un jour très vif quand on l’envisage de ce point de vue.

  1. De l’intelligence, tome II, p. 157.