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sommes, nous voyants, de nous représenter des points en relief sans les voir en imagination, M. Bernus devrait être depuis longtemps affranchi de cette impuissance, ou plutôt il n’aurait jamais dû la subir. S’il la subit encore aujourd’hui, c’est que très certainement ce n’est pas en vertu de la loi d’association inséparable que les voyants sont empêchés de se représenter mentalement l’image tactile de la lettre nocturne, et par conséquent aussi celle de l’espace tactile. Mais, si cette explication échoue, quelle autre proposera-t-on ? À dire vrai, on n’en voit aucune, et la seule solution qui puisse être donnée du problème, c’est d’admettre que, chez les voyants, l’idée tactile de l’espace fait réellement et totalement défaut.

Par là se trouve confirmée, et d’une manière peut-être décisive, cette assertion si importante au point de vue de la thèse que nous discutons, et qui même entraine après soi cette thèse tout entière, à savoir que la notion d’espace chez les voyants est uniquement due au sens de la vue. Mais ce résultat n’est pas le seul auquel puisse donner lieu la considération du cas de M. Bernus, — lequel, cela va sans dire, n’est pas un cas isolé, et j’ai pu le vérifier depuis sur plusieurs autres aveugles, sans y jamais rencontrer d’exception : D’abord on m’accordera, je l’espère, qu’entre M. Bernus et un aveugle-né adulte quelconque il n’y a, au point de vue de la perception, d’autre différence que la présence de quelques souvenirs visuels chez le premier, et l’absence totale de tels souvenirs chez le second. Il devient évident dès lors que, si M. Bernus est incapable de se représenter tactilement et sans aucune adjonction d’images visuelles les lettres de l’alphabet Braille, ou, ce qui revient au même, l’étendue des corps ou l’espace, ce que font sans peine et dès le premier âge les aveugles-nés les moins intelligents, cette incapacité doit être attribuée tout entière à la présence chez lui de ces images visuelles. Mais comment comprendre qu’une pareille cause puisse donner naissance à un pareil effet ? On ne voit à cela qu’une explication possible, c’est que les formes visuelles d’étendue qui sont demeurées dans la mémoire de l’aveugle qui a vu, sont constituées suivant une loi tout autre que celle qui préside à la constitution de la représentation purement tactile de l’étendue chez l’aveugle de naissance ; et, comme la forme d’espace résultant de l’application de la première loi présente des avantages de toutes sortes sur celle à laquelle donne lieu l’application de : a seconde, il est tout naturel que l’esprit de l’aveugle qui a conservé des souvenirs visuels répugne invinciblement à substituer dans sa pensée la forme la moins parfaite de l’espace à la forme la plus parfaite, dont au reste il a l’ha-