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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

tactile devra reparaître dans la conscience, comme reparaît la vraie couleur d’un bois, après qu’on a enlevé le vernis ou la peinture dont il était enduit, ou comme les étoiles commencent à briller après que le soleil est couché. Voilà, disons-nous, l’hypothèse en présence de laquelle on se trouve, celle qu’impose la théorie d’après laquelle l’image visuelle et l’image tactile de la lettre Braille, c’est-à-dire en définitive l’idée visuelle et l’idée tactile de l’espace lui-même, ayant quelque ressemblance entre elles, ne s’excluraient pas radicalement lune l’autre, et pourraient par conséquent coexister dans une même conscience. Voyons si cette hypothèse tient encore en présence des faits.

Tout d’abord une réserve est ici nécessaire. Il ne semble pas qu’il y ait lieu d’attacher une extrême importance à cette circonstance particulière que M. Bernus déclare ne pouvoir se représenter les lettres Braille sans en colorer les points dans sa pensée. Cette nécessité tient vraisemblablement à une longue habitude ; mais à l’origine il eût pu sans doute se représenter ces lettres comme font les voyants, en s’aidant du relief et des petites ombres portées de chaque point : s’il les a colorées diversement dans sa pensée, c’est simplement qu’il a trouvé ce procédé plus commode. Du reste peu importe. La seule chose essentielle, c’est que, lorsqu’il se représente les points en relief de la lettre nocturne, il les voit en imagination, et qu’il ne peut faire autrement. Le fait réduit à ces termes simples nous suffira pour la discussion.

Que nous voyants, nous ne puissions pas nous a la lettre nocturne sans la voir en imagination, il n’y a à cela rien de très surprenant. La chose semble pouvoir s’expliquer fort bien par la loi d’association inséparable, qui, ayant uni — on le suppose du moins — nos sensations tactiles à nos sensations visuelles, ne permet plus au souvenir des premières de se reproduire dans la conscience autrement qu’accompagné du souvenir des secondes. Mais comment comprendre qu’un homme qui, depuis trente et un ans, n’a jamais eu que des perceptions tactiles, sans une seule perception visuelle, subisse encore la même nécessité ? L’association inséparable que l’on suppose devrait assurément être rompue en lui depuis longtemps, si elle avait jamais existé, et cela avec d’autant plus de raison que M. Bernus n’ayant jamais vu l’alphabet Braille lorsqu’il devint aveugle, la prétendue association inséparable dont on nous parle entre l’image visuelle et le souvenir tactile des diverses lettres, n’ayant pu se constituer avant l’époque de la cécité, aurait dû se constituer après ! S’il était vrai par conséquent que la loi d’association inséparable fût la véritable cause de l’impuissance où nous