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peuvent lire avec leurs doigts les lettres de l’alphabet Braille. À quoi cela tient-il ? À une seule cause évidemment.

Lorsque, ayant les yeux fermés, nous mettons la main sur quelqu’un des objets que nous sommes accoutumés à voir et à toucher, les sensations tactiles que nous éprouvons évoquent en nous, du moins en général, l’image visuelle à laquelle elles sont associées dans nos esprits. Quand cette évocation a eu lieu, nous avons de l’objet une idée nette ; nous sommes en mesure de le nommer, de le décrire ; nous le reconnaissons. Si au contraire l’image visuelle exacte ne nous est pas suggérée par l’impression tactile, d’autres images visuelles que celle-là le sont infailliblement ; alors nous prenons l’objet pour toute autre chose que ce qu’il est en réalité ; et si, étant d’une manière quelconque avertis de notre erreur, nous ne réussissons pas à retrouver la véritable forme visuelle de l’objet, nous disons que nous ne savons ce que c’est, que nous ne le reconnaissons pas. Donc c’est un fait certain que, chez les voyants, les sensations tactiles n’instruisent que dans la mesure de l’exactitude et de la distinction des images visuelles qu’elles évoquent. Cela étant, si l’on veut bien prendre garde que les différentes perceptions tactiles auxquelles donnent lieu les vingt-cinq lettres de l’alphabet Braille se ressemblent beaucoup entre elles, en raison de la manière dont cet alphabet est formé, et qu’il en est de même des images visuelles correspondantes à chacune d’elles, on comprendra sans peine que, lorsqu’il faut, comme c’est le cas pour le voyant, distinguer les unes des autres ces vingt-cinq impressions tactiles, et les rapporter chacune à chacune des vingt-cinq images visuelles auxquelles elles correspondent, il doive fatalement se produire dans l’esprit une confusion inextricable entre toutes ces impressions du tact et toutes ces images de la vue. Pour l’aveugle-né il en est tout autrement, et la difficulté n’existe à aucun degré, parce que le rattachement de chaque impression tactile à une image visuelle correspondante n’a plus besoin de se faire. Mais, dira-t-on, s’il en est ainsi, comment se fait-il qu’un aveugle qui a des souvenirs visuels, et qui, comme il a été dit plus haut, pense toujours en voyant, ou même qu’un demi-voyant puissent apprendre à lire tactilement les lettres de l’alphabet Braille ? C’est que la condition de tels aveugles est, à cet ésard, beaucoup meilleure que la nôtre. Sans doute ils voient en esprit les lettres de leur alphabet, mais ils les voient à leur manière, sans être gênés en rien par les perceptions effectives de l’œil. Ce qui fait la difficulté pour nous, c’est, comme on vient de le dire, qu’il faut opérer le rattachement des sensations tactiles à des images visuelles qui en sont indépendantes, et qui sont déterminées