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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

par le sens de la vue indépendamment du toucher. Au contraire, chez l’aveugle qui a vu et chez le demi-voyant, l’image visuelle de la lettre nocturne n’est qu’une traduction faite par eux de la sensation tactile, et à cette traduction la vue ne vient jamais donner aucun démenti ; d’où il suit que cette sensation et l’image visuelle formée pour y correspondre s’associent bientôt d’une manière si étroite que la première ne tarde pas à suggérer immédiatement la seconde. Pour confirmer ceci, il y aurait une expérience à faire, mais que je n’ai point faite et qu’on aurait bien difficilement l’occasion de faire : ce serait de rechercher un individu devenu aveugle après avoir appris à lire avec ses yeux les lettres de l’alphabet Braille. Si ce qui précède est exact, cet individu devrait être incapable d’apprendre à lire tactilement les lettres en question avant le jour où il aurait pu oublier leurs formes visuelles. Quoi qu’il en soit, le fait de l’impuissance des voyants à lire avec leurs doigts l’écriture des aveugles nous paraît constituer un bon argument en faveur de l’opinion d’après laquelle les voyants n’auraient aucune notion tactile de l’étendue, mais traduiraient nécessairement et spontanément en images visuelles toutes les perceptions d’étendue que leur donne le toucher, puisque cette hypothèse explique bien, et sans doute explique seule, le fait en question.

VIII

Il resterait à faire, pour compléter autant que possible la démonstration expérimentale de l’irréductibilité des deux formes tactile et visuelle de l’espace, une dernière série d’expériences ou plutôt d’observations, mais celles-ci d’un genre tout différent de celles qui viennent d’être rapportées. Dans un aveugle de naissance auquel on vient de rendre la vue par l’opération de la cataracte, les impressions visuelles ne peuvent prendre dès le premier moment la place des souvenirs purement tactiles de l’état précédent au point que ceux-ci disparaissent instantanément et pour toujours. Il doit donc y avoir une période pendant laquelle chez l’aveugle nouvellement opéré les sensations visuelles et les souvenirs tactiles qui constituent sa notion d’espace coexistent, de façon qu’il soit possible de les confronter les uns avec les autres, de les comparer en quelque manière, et par conséquent de décider, à la lumière d’une intuition directe, s’ils sont ou non de même nature. Malheureusement, les sujets qui donnent lieu à de telles expériences sont rares : de plus, et c’est là la difficulté la plus grave, la science a reconnu que,