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ANALYSES.regnaud. Origine et philosophie du langage.

du langage ; méfiance salutaire, sans doute, mais qui, selon nous, était presque naïve et reposait sur une méprise. Est-ce remonter, en effet, jusqu’aux premiers principes et jusqu’aux premières causes que de chercher la forme primitive d’un phénomène qui a son histoire et qui a commencé ? Est-il interdit, en aucun domaine scientifique, de remonter jusqu’aux époques préhistoriques et de les reconstituer, avec les lumières et d’après les indications de l’histoire ? A-t-on jamais enfin contesté à l’archéologue, au paléontologue, au zoologiste ou au physicien, de faire sur l’origine des arts, des peuples, des races vivantes ou du monde lui-même, telles hypothèses qui, appuyées sur l’histoire et sur les faits, expliqueraient à leur tour et l’histoire et les faits ?

Eh bien ! c’est ce droit si largement accordé à tous les autres savants et si singulièrement refusé aux linguistes, que réclame et qu’invoque M. Regnaud, d’autant mieux qu’à ses yeux, sans une hypothèse préalable et suffisamment compréhensive, la linguistique est condamnée à cataloguer sans relâche des faits isolés, quoique précis, à trouver des lois étroites, qui ne sont pas toujours exactes, et qui n’ont jamais d’unité dominante, à se perdre en un mot dans des détails qui ont leur très grande valeur, sans doute, pour la curiosité des hommes, mais qui restent stériles pour leur intelligence des choses. Il voudrait, pour tout dire, qu’après tant d’études détachées, tant de patientes et précieuses recherches, la linguistique pût enfin trouver son hypothèse fondamentale, aussi féconde pour ses développements futurs que le furent pour les sciences astronomiques celles de Newton et de Laplace ou pour les sciences naturelles celles de Lamarck et de Darwin. Telle est l’œuvre à laquelle il travaille sans relâche, dans des publications qui se succèdent sans cesse, avec la compétence incontestée d’un savant difficile en fait d’inductions et de preuves, avec l’esprit d’un généralisateur et d’un inventeur.

I. — Il va sans dire qu’avec une semblable méthode, M. Regnaud ne se sent pas de meilleures dispositions que la Société de Linguistique à l’égard des généralisations soudaines et des hypothèses purement imaginatives. Aussi fait-il bonne et prompte justice, au début de son livre (Ire partie, ch.  i et ii), des théories de l’institution divine ou de l’innéité du langage. Que le Créateur se soit préoccupé de nous donner directement, par ses entretiens avec le premier couple humain, ou indirectement, par l’innéité, une langue toute faite et parfaite, cela supprime toute explication et toute science, loin que la science ait à contester ou discuter une telle affirmation. L’auteur a pourtant pris la peine de rappeler contre de Maistre et de Bonald la pauvreté des idiomes des sauvages, et les traces manifestes de l’évolution et des progrès de nos langues civilisées. Mais nous le suivons surtout avec intérêt quand il expose l’opinion de M. Renan sur l’éclosion spontanée du langage, qui résulte ainsi, si l’on veut, d’une impulsion de la nature et d’une sorte d’innéité, mais sans qu’il faille peut-être prendre la thèse trop au pied de la lettre. Pour notre part nous y verrions volontiers deux propositions très accep-