Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXV, 1888.djvu/588

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
578
revue philosophique

propre de la philosophie, ce serait cette portion des choses qui échappe ou qui a échappé jusqu’ici aux prises de la méthode scientifique proprement dite, c’est-à-dire les objets qui ne nous sont donnés que dans leur complexité concrète, que nous ne pouvons ni diviser, ni analyser, et dont nous ne pouvons deviner l’essence ou la cause que par le pur raisonnement abstrait ; en un mot, c’est l’indéterminé. Aussitôt que cet indéterminé devient déterminable, c’est-à-dire aussitôt que ses conditions d’existence tombent sous la méthode expérimentale, cet objet se sépare de la philosophie pour entrer dans le domaine des sciences positives. La philosophie ne comprend donc que les objets qui, soit actuellement, soit absolument, échappent aux prises du déterminisme scientifique : une fois que la science s’empare de ces objets par l’expérience et le calcul, la philosophie les abandonne ; par là, on voit que le champ philosophique tendrait à devenir toujours de plus en plus restreint, à mesure que le champ de la science augmente. On pourrait même entrevoir un terme idéal où ce champ de la philosophie serait réduit à rien, si ce n’est à ce qui étant non seulement inconnu, mais inconnaissable, échapperait par là même à tout jamais aux prises de la science.

Le point de vue que nous venons de résumer a été exposé clairement et fortement, par Claude Bernard, dans son Introduction à la médecine expérimentale (p. 387), et c’est à lui principalement qu’il a dû de se répandre parmi les philosophes, qui ont paru souvent l’adopter, ou plutôt s’y résigner. Voici comment s’exprime le grand physiologiste :

« Au point de vue scientifique, la philosophie représente l’aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance de l’inconnu. Les philosophes se tiennent toujours sur les questions en controverse, et dans les régions élevées, limites supérieures des sciences. Par là, ils communiquent à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie… Dans le sens restreint où j’entends la philosophie, l’indéterminé seul lui appartient, le déterminé tombant incessamment dans le domaine scientifique. »

Ce passage de Claude Bernard est significatif ; mais, avant lui, un philosophe avait déjà aperçu et énoncé la même doctrine. Il est même à remarquer que, dans l’énoncé de cette opinion, le philosophe avait apporté encore plus de précision que le savant.

« À mesure que les sciences particulières se sont formées et multipliées, dit Th. Jouffroy[1], certains objets qui faisaient d’abord partie

  1. Nouveaux mélanges philosophigues, p. 165.