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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

l’esprit déployât, suivant l’expression de Lotze[1], « comme un filet prêt à prendre tout ce qui y tombera, l’intuition d’un espace infini à trois dimensions toute formée et déjà achevée », il resterait à savoir comment les phénomènes peuvent venir se prendre dans cette sorte de piège, et surtout comment, avec nos organes, nous pouvons percevoir en tant qu’étendus ces phénomènes ainsi logés dans un espace dont l’intuition est tout intellectuelle, et ne dépend en aucune façon de l’organisme.

En somme, lorsque l’on examine de près la théorie de l’intuition a priori, il apparaît d’une façon assez nette, ce semble, que, dans la pensée de Kant, l’espace est encore, jusqu’à un certain point, ce qu’il était aux yeux des anciens Atomistes, et ce qu’il est resté aux yeux du vulgaire, une sorte de capacité vide, amorphe, indéterminée, ayant des directions pourtant, et des régions diverses, — d’ailleurs indiscernables entre elles, — en un mot une sphère infinie dont chaque sujet sensible est le centre. La seule différence qu’on puisse signaler à cet égard entre Kant et les Atomistes, c’est que ces derniers font de l’espace une réalité en soi, tandis que Kant en fait une simple intuition de l’esprit. Cette différence paraît considérable ; j’oserai dire qu’elle ne l’est pas. Est-ce en effet un progrès vraiment important de mettre dans l’esprit seul le fondement de l’espace, en lui retirant son existence absolue, alors que l’on conserve à l’espace ainsi réduit à l’état d’intuition subjective tous les caractères que le vulgaire attribue à l’espace objectif et absolu ? Cent thalers réels ne contiennent rien de plus que le concept de cent thalers, a dit Kant lui-même, discutant le fameux argument ontologique de Descartes et de saint Anselme. L’espace réel et l’espace conçu, dirons-nous après lui, en reprenant sa propre pensée, ne diffèrent pas véritablement l’un de l’autre, s’ils diffèrent seulement par cette circonstance que l’un n’existe que dans et par la représentation, tandis que l’autre existe par soi. Un espace indéterminé, tout prêt à recevoir des corps, et dans lequel les corps auront à prendre leurs places, est une fiction également insoutenable, que cet espace et ces corps soient considérés comme existant absolument, ou qu’on en fasse des modes purement subjectifs de notre faculté représentative, parce que cette différence ne touche en rien à la nature du concept d’un tel espace, lequel demeure en soi plein de contradictions.

Comme on le pense bien, il était impossible que tant de difficultés inhérentes à la conception à laquelle il s’était arrêté d’abord, échappassent complètement à la sagacité de Kant. Aussi, du moment qu’il

  1. Revue philosophique, t.  IV, p. 345, cité par M. Ribot (Psychol, allemande, p. 78).