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et comme contenant par conséquent une multitude infinie de représentations diverses. Donc l’idée d’espace n’est pas un concept, — c’est-à-dire une idée dégagée par abstraction de quelque fait d’expérience, — car aucun concept ne peut avoir le caractère de renfermer en soi une multitude infinie de représentations possibles[1].

À ces quatre arguments Kant en ajoute ailleurs un cinquième, qui est celui-ci : Les démonstrations des mathématiques sont universelles et nécessaires. Ceci suppose que les figures de la géométrie, objets de ces démonstrations, sont construites par nous a priori dans l’espace, mais dans un espace dont l’intuition est elle-même donnée a priori, parce que nulle proposition universelle et apodictiquement nécessaire ne peut se rapporter à un objet dont l’intuition serait empirique.

Tout cela est assez clair, à ce qu’il semble, et l’on voit bien que jusqu’ici Kant a repoussé formellement la supposition que notre idée de l’espace soit un simple concept, c’est-à-dire que, l’espace étant constitué, de quelque façon d’ailleurs qu’il plaise de l’imaginer, nous apprenions à le connaître par l’expérience sensible. L’espace est une intuition pure, et une intuition a priori.

Pourtant il n’est pas difficile d’apercevoir les objections multiples et irréfutables que soulève une pareille thèse. Si l’espace est représentable antérieurement — ne fût-ce qu’au point de vue logique — aux phénomènes déterminés qui le remplissent, son rapport phénomènes n’est plus intelligible, car on ne peut pas le concevoir comme autre chose que la forme de ces phénomènes : mais on sait qu’il ne peut pas plus y avoir de forme sans matière que de matière sans forme. Puis, l’espace ainsi conçu serait absolu en quelque manière, au moins à titre de représentation de l’esprit ; c’est-à-dire que ses différentes régions et directions, avec les parties qui le composent, subsisteraient en elles-mêmes, indépendamment des phénomènes ; d’où il résulte que les corps y occuperaient des positions absolues, ou, si l’on aime mieux, des positions réelles et déterminées par l’espace lui-même, indépendamment des rapports qu’ils ont entre eux. Puis l’intuition de l’espace, quelle que soit l’unité de cette intuition, ne va pas sans quelque aperception de la multiplicité des parties dans lesquelles il se divise : or cette aperception des parties de l’espace est impossible, parce que ces parties sont toutes indiscernables les unes des autres, et que toute aperception ou intuition suppose quelque différenciation de ses objets les uns à l’égard des autres. Enfin, à supposer qu’une telle intuition de l’espace fût possible, et que

  1. Critique de la raison pure, p. 80 et 102.