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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

t-il pleinement à l’opinion de Leibniz définissant l’espace « l’ordre des coexistants » ; ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs de faire la part de l’apriorisme, en considérant la forme d’espace comme une condition a priori de l’existence même des phénomènes, en tant qu’objets de représentation pour nous, et même pour tout être sensible, quel qu’il puisse être. Partant de là, il serait naturel que M. Renouvier considérât la notion d’espace comme dérivée de l’intuition empirique des choses sensibles ; et de fait, lorsqu’il discute avec M. H. Spencer l’origine de l’idée de temps, il se défend d’avoir jamais voulu dire que l’idée de temps soit en nous antérieure à l’expérience ; il attribue à Kant l’opinion que cette idée dérive de l’expérience au contraire[1], et, pour ce qui le concerne, il accorde que, du moment qu’il est admis que la pensée est possible seulement dans le temps, l’idée propre et distincte du temps ne peut nous venir que de l’expérience de la succession de nos pensées[2]. Une pareille manière de voir au sujet du temps implique évidemment, au sujet de l’espace, une opinion corrélative. Cependant, lorsqu’il examine contradictoirement avec Stuart Mill la question de l’origine de l’idée d’espace, M. Renouvier se refuse absolument à admettre que l’idée des corps précède logiquement en nous celle de l’espace, ou que l’espace nous apparaisse comme la somme de toutes les directions possibles : il soutient au contraire que l’idée d’un corps particulier, ou celle d’une direction déterminée, présuppose avant elle l’idée de l’espace en général, c’est-à-dire qu’il revient purement et simplement à la thèse de Kant faisant de la notion d’espace une intuition qui devancerait en nous toute expérience positive, et qui même serait la condition absolue d’une telle expérience.

Cette sorte de chassé-croisé entre deux opinions dont l’une pourtant exclut l’autre, cette fatalité logique qui contraint Kant et ses interprètes modernes à passer de la première à la seconde, pour revenir ensuite de la seconde à la première, et cela sans transition, uniquement sous l’impulsion des besoins du moment, montre avec évidence quelle est la nécessité de constituer la théorie de l’origine de l’idée d’espace sur des bases nouvelles, de telle sorte que, sans compromettre le caractère apriorique de cette idée, il devienne possible de satisfaire à toutes les conditions du problème. Mais satisfaire à toutes les conditions du problème, c’est se mettre à l’abri de toutes les objections auxquelles donnent lieu les deux théories que nous venons d’examiner ; par conséquent, c’est tout à la fois éviter

  1. Ibid., p. 351.
  2. P. 355.