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citement du problème que nous avons proposée est aussi empiristique qu’il est possible de l’être. Donc, encore une fois, sauf les différences que nous avons signalées, différences très graves d’ailleurs, mais sans aucun rapport avec la question qui nous occupe en ce moment, nous sommes absolument d’accord avec MM. Bain et Stuart Mill. Reste à savoir si, pour cela, nous sommes en opposition avec Kant.

On se demande en vérité comment les deux philosophes anglais ont pu voir dans leur théorie de l’espace une machine de guerre bonne pour battre en brèche la doctrine de Kant au sujet de la connaissance a priori. L’idée d’espace peut bien ne pas être innée en nous, elle peut bien nous venir de l’expérience au même titre que l’idée de la couleur, sans que pour cela l’empirisme ait cause gagnée, même par rapport à ce qui concerne exclusivement cette idée d’espace. Qu’on admette en effet, comme nous l’avons admise, la constitution de l’espace par le sujet organique, une question se pose encore

    citement que l’espace avec ses déterminations existe indépendamment de nos sensations, et qu’il est par conséquent absolu en quelque manière. Cet espace absolu, nous le percevrions d’abord, non point par nos yeux, mais par le mouvement de nos organes locomoteurs. Quant à nos sensations visuelles, ce seraient seulement des symboles qu’il nous suffirait de déchiffrer correctement, pour être en état de diriger nos actions et de provoquer les sensations que nous attendons. (Voy. Ribot, La psychologie allemande, 1re édition, p. 139 et suiv.) Cela étant, on conçoit en Allemagne le nativisme comme une théorie d’après laquelle la perception visuelle ou tactile de l’espace est immédiate, comme une théorie qui suppose par conséquent « une harmonie préexistante entre les lois de la pensée et celles de la nature » ; et l’on se croit très éloigné de donner dans une pareille aberration, puisque l’on n’admet pas que la perception de l’espace, soit par la vue, soit par le tact, devance en nous les mouvements au moyen desquels nous le parcourons. Mais on ne prend pas garde que supposer l’espace préexistant à nos mouvements, et admettre que nous le percevons par ces mêmes mouvements, c’est admettre que nous sommes constitués pour le percevoir précisément tel qu’il est, et que par conséquent c’est revenir à l’hypothèse d’une harmonie préexistante entre les lois de la pensée et celles de la nature.

    Il est probable d’ailleurs que M. Helmholtz se disculperait à cet égard en disant que la question de savoir si l’espace est, ou non, tel que nous le percevons par nos organes locomoteurs, est une question de métaphysique dont il n’a point eu à s’occuper. Admettons la réponse, quoique peut-être elle soit en elle-même bien sujette à discussion. On ne niera pas du moins que Lotze ne soit tombé pleinement dans la faute que nous signalons. La théorie de Lotze est bien connue. (Voy. Ribot, op. cit., le chap.  sur Lotze, §  2.) C’est suivant lui une grande erreur de croire que les sensations que produisent en nous les objets extérieurs puissent avoir par elles-mêmes le caractère extensif ; elles ne peuvent consister qu’en une série d’états intensifs ; et c’est avec ces états intensifs que « l’âme » reproduit, en les ordonnant d’une certaine manière, les formes extensives des corps. Ainsi l’espace, chez Lotze, n’est pas construit, comme il l’est chez St. Mill et Bain ; il est reconstruit, ce qui n’est pas la même chose ; et Lotze ne voit pas que, pour reconstruire l’espace, c’est-à-dire évidemment pour le refaire mentalement tel qu’il est en soi, l’âme a besoin de quelques-unes de ces dispositions innées, de ces facultés ad hoc, qu’il reproche si durement aux nativistes de supposer par leurs théories.