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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

entre Kant d’une part, Bain et Stuart Mill de l’autre, qui est celle-ci : les formes d’espace, et surtout les formes régulièrement géométriques, du moins en apparence, que notre mode de représentation impose aux objets sensibles, sont-elles constituées d’une manière quelconque, ou bien au contraire le sont-elles suivant des lois a priori, de façon à donner lieu à des rapports universels et nécessaires entre leurs parties ? Si elles le sont d’une manière quelconque, c’est Bain et Stuart Mill qui ont raison, puisque le sujet pensant est alors totalement indéterminé quant à son mode de représentation. Si elles le sont suivant des lois a priori, c’est Kant qui est dans le vrai, puisque c’est le principe fondamental de tout le Kantisme, qu’il existe des lois a priori présidant à la constitution de notre représentation du monde extérieur. On voit donc bien que la question qui divise empiristes et aprioristes n’est pas tranchée du tout par le fait que les organes ont été reconnus prendre une part à la constitution des diverses formes de l’étendue, c’est-à-dire, pour les raisons qui ont été exposées plus haut, à la constitution de notre idée de l’étendue elle-même : elle demeure au contraire tout entière.

L’empirisme niera-t-il que la logique de son principe le condamne à réduire le monde à un ensemble de phénomènes sans rapports nécessaires entre eux ? Mais il est évident que, si seulement on suppose l’existence de rapports nécessaires et invariables entre nos sensations, on soumet le fonctionnement de l’esprit à des lois a priori, et par là même on lui attribue une essence, on en fait un être en soi, ce qui est la négation même de l’empirisme. M. Spencer, il est vrai, n’admettrait pas que ce soit la même chose de dire : les phénomènes extérieurs sont unis entre eux par des rapports nécessaires ; et : nos sensations sont unies entre elles par de tels rapports. Il soutiendrait qu’il y a possibilité d’accepter la première de ces deux propositions en rejetant la seconde, et que par conséquent il n’est pas juste de dire que la négation de lois absolues présidant a priori à la constitution de notre représentation, entraîne l’impossibilité d’admettre que les phénomènes du monde extérieur eux-mêmes obéissent à des lois universelles et nécessaires. Au point de vue de sa doctrine réaliste et objectiviste, cette réponse de M. Spencer se comprendrait ; mais il est clair que le même argument ne saurait être invoqué par Stuart Mill et par Bain, qui sont idéalistes, c’est-à-dire qui identifient pleinement les événements extérieurs avec nos sensations, et qui, par conséquent, ne peuvent pas admettre que ces événements se déterminent les uns les autres suivant des lois absolues, sans introduire dans nos sensations, c’est-à-dire dans l’esprit lui-même, des lois semblables[1]. Et

  1. Il est bien entendu que la loi d’association inséparable est ici tout à fait