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raisonnements que l’on fait sur ces figures pour des déductions a priori. Cela est certain, disons-nous, et voilà pourquoi Stuart Mill a consacré tant d’efforts et déployé tant de ressources pour prouver, d’abord que les figures géométriques, telles que nous nous les représentons, ne sont que des copies des formes d’espace que nous rencontrons dans notre expérience, et des copies imparfaites comme ces formes elles-mêmes ; et ensuite que les démonstrations auxquelles ces figures donnent lieu sont, en réalité, obtenues par la méthode inductive, et n’expriment rien que de simples lois physiques, analogues à toutes celles par lesquelles sont gouvernés les phénomènes. Trouver cette thèse paradoxale et absurde est facile ; la réfuter directement, en la prenant corps à corps, et en en mettant à nu les paralogismes, est difficile au contraire. Aussi bien n’est-ce nullement là l’objet que nous nous proposons ; mais il nous semble que la théorie de l’irréductibilité de l’espace visuel et de l’espace tactile peut en fournir au moins une réfutation indirecte et bien simple, que voici. Les voyants et les aveugles ont des figures de la géométrie deux séries de représentations absolument irréductibles entre elles ; cependant il n’y a qu’une seule et même science géométrique pour les uns et pour les autres ; il est donc certain que l’ensemble des vérités qui constituent cette science ne tient pas à l’exercice des sens, qui ne donne aux voyants et aux aveugles aucune notion commune. Par conséquent la géométrie, et l’algèbre à laquelle la géométrie se ramène, sont bien, contrairement à ce qu’a prétendu Stuart Mill, des sciences purement rationnelles, et purement à priori.

Il reste pourtant une difficulté. Si les formes d’espace sont créées par nous, en même temps que perçues dans l’exercice de nos sens, si elles dépendent de nos organes par conséquent, d’où vient que ces formes peuvent être l’objet de propositions universelles et nécessaires comme sont les théorèmes des mathématiques ? Peut-il donc y avoir quelque chose d’absolu dans l’ordre sensible ; et n’est-il pas admis au contraire par tous les philosophes que, qui dit sensation, dit subjectivité, relativité, contingence ? Cette difficulté, la théorie kantienne, d’après laquelle les figures mathématiques étaient des constructions a priori de l’imagination unie à l’entendement, n’y donnait pas prise, à ce qu’il semble, puisqu’elle établissait une distinction radicale entre les images sensibles des objets corporels et ces figures mathématiques purement intelligibles et créées par l’imagination dans l’espace idéal ; mais pour nous qui nions l’intuition de cet espace idéal et indéterminé, et qui croyons à la génération des formes d’espace par les sens dans l’acte même par lequel ces formes sont perçues, ne mettons-nous pas les concepts géomé-