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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

nous irons chercher de préférence des témoignages en faveur du caractère absolu que prennent parfois, sinon toujours, les objets de notre représentation. Pour cela, un exemple bien simple nous suffira, celui de la loi qui veut que la somme des trois angles d’un triangle égale toujours deux angles droits. Lorsque l’on voit, disons-nous, cette loi s’appliquer et le théorème réussir pour tel triangle que l’on voudra, quelles que soient sa forme et sa grandeur, et réussir même aux deux limites idéales où le triangle lui-même disparaît, soit parce que la hauteur est devenue infinie et les deux côtés adjacents à la base parallèles entre eux, soit parce que la hauteur est devenue nulle au contraire, et que les deux côtés adjacents à la base sont en ligne droite, comment admettre qu’il n’y ait dans cette corrélation constante des trois angles d’un triangle qu’un simple fait de hasard, ainsi que l’exige formellement la logique de l’empirisme ? Et si après cela l’on songe que ce théorème a encore son expression adéquate et parfaite dans le langage de l’algèbre, c’est-à-dire dans l’abstrait pur ; si surtout l’on songe que, géométriquement et algébriquement, il fait corps avec une infinité de vérités du même ordre, plus ou moins complexes, qui dépendent de lui, ou dont il dépend, comment se refuser à y voir une nature, un absolu, c’est-à-dire précisément ce que nie l’empirisme ?

On peut aller plus loin encore dans cette voie. Les réflexions qu’on vient de lire au sujet de l’empirisme étaient tirées de quelque chose d’analogue à ce qu’Aristote appelait autrefois les principes communs de la spéculation, c’est-à-dire que les considérations mises en avant ne se rapportaient en rien, d’une manière particulière, à la théorie de l’irréductibilité de la forme visuelle et de la forme tactile de l’espace ; mais on peut aussi faire intervenir ici des principes propres. Cette théorie, avec la conséquence qu’elle entraîne relativement à la construction de l’espace par le sujet organique, implique si peu l’empirisme qu’elle en fournit une réfutation toute nouvelle et peut-être décisive.

Nous venons de voir que l’empirisme bien compris et vraiment conséquent avec ses principes, exclut la supposition qu’il existe des vérités mathématiques absolues, et qu’il réduit les théorèmes et les lois mathématiques à des coïncidences de hasard dont rien ne saurait nous garantir la stabilité. En fait, aucun empiriste n’a jamais osé pousser jusqu’à ces conséquences extrêmes de la doctrine, pas même Hume. Ce qui est certain, à tout le moins, c’est que l’empirisme ne peut, sans se renier lui-même, ni attribuer aux figures sur lesquelles on raisonne en géométrie le caractère de perfection et de précision idéales que leur attribue l’apriorisme, ni reconnaître les