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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

point de vue, un progrès sérieux sur celui de Berkeley. Le caractère indéniable de l’idéalisme de Berkeley, c’est de faire tenir toute la réalité des choses extérieures, non pas seulement, comme il est essentiel à toute doctrine idéaliste, dans certaines conditions générales d’exercice de la conscience, mais dans la conscience actuelle ; à tel point que les corps ne sont considérés par lui comme effectivement existants qu’au moment où nous les pensons, et par cela même que nous les pensons. Il est vrai que Berkeley, voulant conserver aux phénomènes sensibles au moins un semblant de réalité objective, a imaginé de placer dans l’entendement divin la source de ces phénomènes et la raison suprême de l’ordre suivant lequel ils nous apparaissent ; mais, quoi qu’il fasse, un monde qui n’existe que dans les raisons tout abstraites en vertu desquelles il faudra qu’à tel moment nous soyons en présence de tels phénomènes, n’est pas un monde réellement existant, ni vraiment distinct de la représentation particulière à laquelle il sert d’objet. Esse est percipi demeure la formule irrécusable d’un tel idéalisme, et c’est une formule que la raison philosophique réprouve non moins énergiquement que le simple sens commun. Au contraire, dans la théorie de l’espace absolu, le monde des corps prend, non pas sans doute une existence totalement indépendante de la représentation en général, mais du moins une existence distincte et vraiment objective à l’égard de nos représentations actuelles, dont il est comme la condition et la matière préexistante. L’espace absolu, fond dernier des choses de l’ordre sensible, irréprésentable dans sa pure essence, et présent pourtant tout entier dans l’ensemble de nos représentations actuelles ou possibles, est le seul véritable noumène, et la seule véritable chose en soi susceptible de devenir à la fois la cause déterminante et l’objet de nos perceptions sensibles.

Telles sont les principales conséquences qu’entraine, croyons-nous, l’hétérogénéité absolue des deux formes, visuelle et tactile, de l’espace. On en pourrait montrer bien d’autres encore ; peut-être aussi pourrait-on pousser plus avant dans celles que nous avons signalées, et chercher par exemple à préciser davantage le genre d’idéalisme auquel on se trouverait conduit, cette théorie de l’irréductibilité des deux espaces une fois admise ; mais une pareille ambition serait ici hors de saison. Du reste les conséquences idéalistes qui semblent pouvoir se déduire de la solution que nous avons adoptée, ajouteraient probablement fort peu de chose à l’intérêt qui s’attache naturellement à la question de savoir jusqu’à quel point diffèrent les représentations que se font de l’espace les voyants et les aveugles.

Charles Dunan.