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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/293

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p. janet. — cas d’aboulie et d’idées fixes

quoi m’en veulent-ils ? qu’est-ce que je leur ai fait ? Pourquoi cette petite a-t-elle peur de moi ? Pourquoi me fuit-on ? Est-ce que j’ai commis des crimes ? Est-ce que je suis dangereuse ? » Quelquefois, elle arrive a des réponses, mais qui ne la satisfont pas et provoquent de nouvelles questions. « Si mes frères me persécutent, c’est qu’ils y ont intérêt. Si ma mère m’en veut, c’est que je ne suis pas sa fille. Mais je suis pourtant la fi-lle de mon père. Comment m’a-t-il apportée à la maison ? À quel moment s’est fait le changement d’enfants ? » Ajoutons que cette jeune fille, au début de sa maladie, lisait avec passion tous les romans-feuilletons et l’on comprendra à quelles constructions romanesques, à quelles divagations elle arrive dans cet ordre de questions. Mais quelque extravagantes que soient ces discussions, je répète que, à mon avis, elles ne sont pas pathologiques. Elles sont la réaction naturelle et nécessaire de tout esprit contre l’idée fixe qui s’impose. Le point de départ seul était maladif, et il est dû à la persistance de cette hallucination kinesthésique verbale, constatée pendant les crises.

Après ces bavardages intérieurs, nous noterons une troisième conséquence du nuage, c’est qu’elle exécute malgré elle, pendant les états lucides, les commandements que lui donnent ses hallucinations pendant le nuage. La voix lui a dit : « Tu n’as plus de parole, tu ne peux plus parler », ou bien : « Tu ne peux plus manger », et la voici qui ne peut plus nous parler ou qui refuse obstinément de manger. Elle a beau reconnaître que c’est absurde, me faire toutes les promesses possibles, tout est inutile ; dès qu’elle se met à table, elle serre les dents et ne peut plus ouvrir la bouche. Alors arrive encore la période d’interprétation : « Si elle ne peut pas manger, c’est qu’elle n’en a pas besoin ; elle n’a plus l’estomac comme autrefois ; elle n’a pas faim ; elle a l’estomac en carton ; elle est toute changée, etc. » Tout naturellement ces interprétations, qui sont d’abord exprimées avec doute, hésitation, pour expliquer sa résistance, vont se transformer, à la prochaine crise de nuage, en hallucinations, et ainsi une fois la maladie entrée dans ce cercle vicieux, les crises seront de plus en plus fortes et les intervalles de moins en moins lucides.

Pour mieux comprendre ces deux états et l’influence qu’ils ont l’un sur l’autre, une comparaison paraît s’imposer. Marcelle, à la suite d’une crise spontanée de nuage, se comporte comme une personne qui aurait reçu, pendant un somnambulisme, une suggestion à effet posthypnolique. La suggestion en effet ne s’accomplit pas toujours fatalement comme par une décharge ; cela n’a lieu, comme nous l’avons montré ailleurs, que chez les sujets anesthésiques ou très distraits. Chez une personne sensible et non distraite, la sug-