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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/394

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tout cela présente une série de spectacles très variés, et une personne qui n’a jamais rien vu de semblable, doit faire une quantité de remarques. On sait qu’il en est ainsi chez les malades ordinaires, qui, au bout de très peu de jours, connaissent à fond l’organisation de l’hôpital et les personnes du service. Eh bien, Marcelle nous étonne par son ignorance ; elle est dans le service depuis un an et elle n’a rien vu, rien compris ; elle connaît à peine les infirmières qui la soignent et ne s’est pas aperçue de leur hiérarchie ; elle n’a remarqué aucun malade et n’a pas plus appris depuis qu’elle est dans le service, que n’aurait pu faire une idiote. En un mot, elle semble présenter les résultats d’une intelligence passée et non d’une intelligence actuelle. Cette forme d’intelligence bizarre va s’expliquer par les analyses suivantes.

La mémoire, en effet, présente un caractère du même genre : quand elle raconte les incidents de sa vie passée, on remarque que son récit est net, exact, riche en détails, tant qu’il s’agit des années antérieures à quinze ans, époque du début de sa maladie. À partir de ce moment, les souvenirs deviennent peu nombreux et vagues. Mais, si on dépasse l’âge de dix-neuf ans, les souvenirs font à peu près défaut et se bornent à quelques événements saillants. Enfin, si on l’interroge sur les derniers mois, les dernières semaines qui viennent de s’écouler, on constate avec étonnement un oubli absolu. Les souvenirs acquis anciennement sont conservés, mais elle est devenue de plus en plus incapable d’apprendre rien de nouveau, d’acquérir aucun nouveau souvenir. Cet oubli des événements récents est très curieux par sa rapidité et sa profondeur : elle est absolument incapable de nous dire ce qui s’est passé la veille ; souvent, à midi, elle ne sait plus rien de la matinée. Un mot, qu’elle prononçait, résume cette situation : « Est-il possible qu’il y ait déjà un an depuis mon entrée à l’hôpital, singulière année pendant laquelle il ne s’est rien passé ! » C’est, chez une jeune fille de vingt-deux ans, une mémoire de vieillard qui peut réciter l’Énéide, et ne se souvient pas de ce qu’il a fait le matin. Cette faiblesse, ou plutôt cette disparition de la faculté d’acquérir de nouveaux souvenirs existe à peu près toujours ; elle persiste pendant le somnambulisme. Ainsi, une des lois de cet état, c’est que le sujet retrouve dans un somnambulisme suivant, les souvenirs du précédent. Ce caractère existe à peine chez Marcelle. Réveillée, elle a complètement oublié la période somnambulique, quoiqu’elle ait un peu le souvenir de ce qui a précédé le sommeil. Mais, si on la rendort le lendemain, elle ne retrouve plus les souvenirs perdus ; ils n’ont pas persisté mieux que les autres.