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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/460

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naire en termes trop généraux, en termes dépassant l’expérience acquise et les inductions qu’on en peut tirer. Le terme « humanité » s’applique uniquement ici aux hommes qui éprouvèrent, éprouvent ou éprouveront le besoin mystique. À ceux-là seuls s’étend l’analogie indiquée plus haut. Une chose leur manque, en effet, qui est sensiblement de même nature dans les deux cas : une connaissance du monde retranchée, aux uns par un défaut de conformation individuelle, et aux autres par un défaut de conformation sociale, si je puis m’exprimer ainsi, par une évolution retardée ou n’ayant pas encore abouti.

Sans doute on objectera que, si les aveugles et les sourd-muets furent toujours en minorité infime au sein de l’humanité, le contraire est vrai du rapport numérique entre les théistes et les athées, les agnosticistes de toute espèce et leurs adversaires. Mais cela que prouve-t-il ? Faudra-t-il plébisciter sur l’existence de l’inconnaissable ?

Nous-mêmes accordons volontiers aux méthodes quantitatives une certaine valeur dans les sciences des phénomènes les plus compliqués. Le fait brutal de l’écrasante majorité des théistes et autres fervents de l’inconnaissable ne saurait donc, à nos yeux, passer totalement inaperçu. Car, pour insuffisant qu’il puisse être, quand il se présente isolé, l’argument du nombre devient précieux lorsqu’il confirme ou infirme des conclusions puisées à d’autres sources. Or, dans le cas qui nous occupe, des indications multiples viennent unanimement attester la longue stagnation de l’humanité primitive dans un état de méconnaissance absolue à l’égard des principales lois qui régissent la nature et l’homme. Notre thèse trouve, par suite, un appui plutôt qu’un obstacle dans les considérations purement numériques sur la force et le développement de certaines croyances. En effet, si notre ignorance précède nécessairement notre savoir, constater la supériorité numérique des partisans de l’agnosticisme sur leurs adversaires n’équivaut-il pas simplement à constater l’antériorité historique de certains états sociaux par rapport à d’autres états qui leur sont directement opposés ?

Mais avant de continuer cette série de remarques sur la genèse du concept fondamental de tout agnosticisme, notons quelques différences essentielles entre l’idée de Dieu et l’idée d’un substratum mystérieux des phénomènes.

Le premier de ces concepts est infiniment plus complexe que le second. Il résulte d’un ensemble compact de notions distinctes et variées (anthropomorphisme, causalité, téléologie, etc.) venant se grouper autour d’un noyau central : l’idée pure de substratum. Mais la conception théologique ou religieuse est en outre extraordinai-