Aller au contenu

Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/28

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
18
revue philosophique

littérature épique offre une telle richesse de visions sur la nature, de mythes sur l’origine primitive et indéterminée des êtres, la création de quelque vaste synthèse théogonique ou cosmogonique, d’une philosophie panthéiste de l’univers ; mais il ne s’est rencontré aucun esprit philosophique pour élaborer quelque chose de semblable.

En réalité, la pensée philosophique présente, en Russie, dans le passé de son histoire, un état très pauvre ; la philosophie proprement dite n’y existe pas, à moins de ranger sous ce nom quelques préceptes moraux, quelques recommandations domestiques, comme on en trouve dans « l’instruction » d’un Vladimir Monomaque[1] ou dans le « Domostroï ». L’esprit russe s’est de bonne heure gardé contre les hardiesses de la pensée, considérant la science et la philosophie avec mépris et une sainte terreur. La spéculation est étrangère à son esprit, pour le danger qu’elle peut faire courir à la foi, et comme devant engendrer le « péché » ; ce qui prédomine, ce sont les intérêts religieux ; doit-on dire les intérêts moraux ? si l’on croit que l’idée du « péché », comme sanction future, exclut la moralité absolue. Il est possible en tout cas que l’âme, rivée à l’image matérielle des conséquences qu’entraîne le péché, et incapable de s’élever au-dessus de cette crainte, perde l’énergie spirituelle qui favorise les audaces de la pensée dans la découverte de la vérité.

Nous ne trouverons donc pas de systèmes philosophiques sur le monde, sur l’âme, qui puissent être en opposition avec les livres saints ; mais nous pressentons dans le caractère du peuple russe des tendances à conserver des idées religieuses et morales ; nous voyons naître une conscience religieuse et morale, qui aura son apogée chez les Slavophiles. Là, comme au moyen âge dans le reste de l’Europe, la préoccupation de l’âme reste l’unique souci constant. Même quand les contacts avec l’Occident se produiront, la fin à atteindre, à laquelle toutes les autres seront subordonnées, ce sera le salut de l’âme. Ainsi la conscience collective de la « Sainte Russie » poursuivra la réalisation de fins mystiques ; la communauté

  1. C’est une figure remarquable pour ces temps barbares. Dans son « Code du patriarcat », comme on l’a appelé, il exprime son admiration pour les beautés de la nature, pour l’organisation merveilleuse des divers êtres et particulièrement pour les variétés que présentent les visages humains. Doué d’un sentiment religieux très profond, il recommande l’observation de certains usages monastiques pour le pardon des péchés, mais il enseigne en même temps que ni la solitude, ni l’état monastique, ni le jeûne ne nous font mériter la faveur divine, si l’on n’y joint les bonnes actions, l’amour de la vérité et de la charité. Il défend d’appliquer la peine de mort. Il recommande de visiter les malades, d’accompagner les morts à leur dernière demeure, d’être doux envers ses semblables, hospitalier, etc.