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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/29

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f. lannes. — de la philosophie en russie

des intérêts comme la solidarité spirituelle des âmes dans le « mir » sera une préparation, un acheminement aux voies du royaume de Dieu. À quoi serviraient alors la spéculation, qui peut nous conduire loin de cet idéal religieux et moral, le froid rationalisme, qui nous enlèverait nos illusions les plus sacrées ? à quoi bon les recherches utilitaires qui apportent le bonheur matériel, puisque le vrai bonheur ne peut être atteint que dans l’autre vie ? Dans le « mir » régi par les coutumes patriarcales, le cri féroce de notre « lutte pour la vie » ne peut trouver d’écho. Quant aux conditions terribles que nous dicte une nature d’une rigueur extrême, elles sont là pour nous rappeler davantage l’idée de notre anéantissement devant cette puissance inconnue et mystérieuse : Dieu.

Un tel état d’âme était soigneusement entretenu par le clergé, et sans difficulté, car cela répondait aux besoins spirituels du peuple. Si, par cas, une pensée plus libre ose s’élever, comme dans la république de Novgorod, au xve siècle, elle est bientôt réprimée, en qualité d’hérésie, et on éloigne ou punit ceux qui la commettent. — Ailleurs, c’est le boïar Bersen qui dit au moine grec Maxime : « La terre qui change ses coutumes ne dure pas longtemps. » — « Frères, dit un prédicateur, ne soyez pas présomptueux, mais demeurez dans l’humilité… Si l’on vous demande : Connaissez-vous la philosophie ? Répondez : Je n’ai pas étudié la libre pensée grecque, je n’ai pas lu les astronomes rhétoriciens ! je n’ai pas vécu avec les sages philosophes, mais je lis les livres de la loi divine, afin de purifier mon âme du péché ! » — Le patriarche de Jérusalem, Dociphée, ayant appris que les Cosaques apprenaient la sagesse latine, écrivait au tzar en 1686 : « La foi orthodoxe suffit pour le salut, et il ne faut pas que les fidèles se laissent séduire par la philosophie et les vanités du monde. » — Ces exemples, qu’on pourrait multiplier, indiquent le véritable esprit des lettrés de Moscou au xvie et au xviie siècle. Sans doute pourtant des hommes instruits faisaient déjà la guerre à l’ignorance, à la superstition, comme nous le verrons tout à l’heure ; mais on peut dire que c’est seulement avec Pierre le Grand que la pensée prit un essor plus libre, malgré les restrictions qu’elle eut encore à supporter.

Pour expliquer le retard de la Russie à suivre l’impulsion imprimée depuis longtemps en Occident à la pensée, et par elle à la civilisation, il faut rappeler avant tout les circonstances historiques connues de tous, à savoir l’oppression des Mongols ; ce fait eut notamment pour conséquence, au point de vue qui nous occupe, d’isoler la Russie de l’Europe. Par là les Russes ignorèrent la civilisation classique ; l’esprit d’analyse, d’examen, l’esprit scientifique,