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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/344

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Une conception plus digne d’examen est celle qui, prenant acte de nos propres déclarations, concentrerait toute activité dans le phénomène et ferait une spontanéité pure, absolue, autonome, sans mélange de quoi que ce soit de passif. Le phénomène enveloppe l’être ; cette proposition, contestée tout à l’heure, ne fait plus de doute, mais elle n’exprime à présent qu’une partie de la vérité. Il faut aller plus loin, il faut, hardiment et en dépit d’apparences contraires, affirmer qu’être et phénomène unis en une même nature se confondent. Ainsi, loin d’exclure l’être, comme le voudrait une philosophie étroite, le phénomène l’absorbe tout entier à son profit. À quoi bon chercher le réel au delà de ce qui se voit et ce qui se touche ? Rien n’existe que le sensible ou, pour mieux dire, que la sensation. À la sensation et à la sensation seule appartiennent la force, le mouvement et la vie qu’on prête gratuitement à un être placé hors des faits, être de raison pure, vaine et chimérique idole de l’esprit.

    termes, lorsque j’envisage le sujet dont on parle, je ne me place ni ne puis me placer d’abord dans l’une ou l’autre des alternatives qu’on me présente ; je n’ai qu’un souci : me rapprocher par quelque moyen de l’objet de mon intuition, et l’étudier de plus près avant de répondre. Ma situation est alors celle du voyageur qui, égaré dans quelque désert, aperçoit de loin et vaguement un paysage, réel peut-être, peut-être illusoire. Que doit-il en penser ? Il hésite, mais ne saurait se décider à distance. Le plus simple est d’y aller voir. Imagine-t-on maintenant un compagnon de route qui le contraindrait, sous prétexte de logique, à prendre tout de suite parti ? Il vous faut dès maintenant, lui dirait-il, affirmer, ou que l’objet de votre vision est imaginaire ou qu’il est réel ; il n’y a pas de milieu ; or, vous ne pouvez affirmer d’abord qu’il existe, puisque c’est précisément ce que vous cherchez ; reste que ce soit un simple mirage dont toutes vos investigations, toutes vos analyses ne tireront jamais la réalité.

    Qu’on nous permette de le dire avec tout le respect dû au sévère et puissant génie dont nous contestons la critique, une telle façon de raisonner n’est d’aucune façon admissible ; pour de moins respectueux elle serait plaisante, et bien que par d’autres côtés l’argument incriminé soit vulnérable, au point de vue où s’est placé Kant, l’ancienne métaphysique, la métaphysique de Descartes, de Malebranche, de Spinoza, de Leibniz demeure indemne, et cela pour des raisons que ces grands esprits avaient mieux démêlées que ne devait le faire leur contradicteur. S’il était permis d’insister encore, dans une simple note, sur ce qui fait l’objet spécial de cette controverse, qu’on prenne une proposition de géométrie quelconque, on verra qu’il ne s’y trouve pas de sujet logique, triangle, quadrilatère, cercle, ellipse ou autre, qui, pour un esprit non informé, ne soit, d’abord et a priori, tout aussi indifférent que l’absolu de Kant à tel attribut qu’en fait il possède et que plus tard la démonstration rendra visible. Par exemple, on peut dire des deux angles droits dans le triangle ce qui vient d’être dit de la réalité dans l’absolu. Les deux droits préexistent à l’analyse, mais dans le triangle, non dans l’esprit. Il n’y a d’un cas à l’autre qu’une différence : le doute qui précède nécessairement la démonstration porte en mathématiques sur un pur abstrait, sur une qualité, tandis qu’il a ici pour objet l’existence même.