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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/362

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La sensation s’élimine d’elle-même. C’est un phénomène, ou mieux, c’est le phénomène, tel que nous l’avons défini, puisqu’elle ne doit pas moins à l’objet qui la produite qu’au sujet spirituel qui y met sa marque. Restent les deux autres termes entre lesquels il semble que l’esprit métaphysique ait perpétuellement oscillé depuis trois siècles. Ce n’est rien apprendre à personne que de dire que la philosophie issue de Descartes fait de la pensée le maître ressort de l’âme. Celle de Leibniz, moins éprise de ce qui est forme intelligible et concept, et plus voisine, en dépit de tendances mathématiques analogues, de la réalité et de la vie, met à la racine de toutes les fonctions spirituelles l’activité spontanée d’où elles dérivent, et qui, unie à la raison, fondera la liberté elle-même. Sur ce point, la pensée de Kant paraît moins précise et sa doctrine moins nette. Ce philosophe, on le sait, refuse de donner au sens intime la vue directe de ce qui n’est pas proprement phénomène dans la vie mentale, et toutefois il suppose à chaque instant et affirme comme un fait évident et indéniable, l’existence de cette activité unifiante dont il fait la faculté propre et comme la vertu originale de l’esprit. Il est clair qu’une telle activité n’a rien de commun avec la spontanéité de Leibniz. On peut ajouter qu’elle est d’ordre purement intellectuel puisqu’elle n’a d’autre fonction que celle de composer le tissu de nos idées, et de former, en combinant matière et forme, des représentations et des concepts. Par là nous nous trouvons rejetés en deçà de la philosophie de la force, jusqu’à cette philosophie cartésienne que le kantisme enrichit d’aperçus nouveaux, mais avec laquelle il entretient d’étroits rapports.

Les philosophes qui ont suivi Kant, ceux-là mêmes qui passent pour ses héritiers les plus directs et se sont le plus volontiers inspirés de sa pensée, ont peu à peu et à leur insu peut-être, fait retour à cette grande tradition philosophique que la prédominance de l’esprit de géométrie et le culte d’un mécanisme rigide semblaient avoir un moment brisée, mais qui fondée avec Aristote et glorieusement restaurée par l’auteur de la Monadologie, avait si peu disparu de la scène qu’on eût pu la retrouver jusque dans les concessions implicites et les aveux forcés de ses adversaires.

Pour ne citer que quelques exemples, l’idéalisme de Fichte, de Schelling, de Hegel, est déjà singulièrement mitigé par l’affirmation très nette, très positive, d’une activité vivante dont la réalité est saisie avant tout le reste, et qui explique par sa présence tout ce qui est tombé ou doit tomber dans le domaine des faits. Kant, dans la Critique de la Raison pure, s’était arrêté au donné primitif de la sensation. Ses successeurs nous mettent à chaque instant en face