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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/491

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j.-j. gourd. — la volonté dans la croyance

la pensée subissent d’incessantes variations. Gardons-nous sans doute d’en conclure avec Protagoras que la vérité est un vain mot, mais tirons-en un nouveau motif d’étonnement en face de la croyance constante. Si les termes du jugement changent, pourquoi le jugement, qui en dépend entièrement, ne changerait-il pas, lui aussi ? Il change bien un peu, nous le reconnaissons, et ce n’est jamais qu’en un sens relatif qu’il faut entendre la constance de la croyance ; mais encore y a-t-il lieu de constater cette constance : comment l’expliquer ? Pourquoi les écarts de la croyance sont-ils à peine appréciables, alors que, d’après la marche générale des choses, ils devraient être très sensibles ?

Admettez la liberté, et aussitôt l’étonnement disparaît. Par elle, la constance s’explique aussi bien que l’inconstance. Nous sommes fidèles à un jugement, parce que ce jugement nous agrée. Pourquoi nous agrée-t-il ? Peut-être pour lui-même, parce qu’il est consolant ou encourageant ; peut-être aussi parce qu’il est celui de notre milieu social ou de notre siècle, ou, au contraire, parce qu’il s’en distingue ; peut-être tout simplement parce qu’il représente ce qu’il y a de moins nouveau. Il est à remarquer, en effet, que notre vie pratique ne s’accommode guère de l’inconstance du jugement. La question du bonheur tient de très près à celle de la croyance fixe. C’est un plaisir fondamental que celui de donner à l’esprit un point ferme, une certitude. Songez que le scepticisme véritable, ce serait l’arrêt de toute activité intellectuelle organisée, l’extinction de tout sentiment idéaliste, et que cet état constituerait un appauvrissement inimaginable de l’existence. Justement pour cela, répliquaient les pyrrhoniens, c’est le moyen d’arriver au bonheur. Oui, peut-être, dans certaines circonstances exceptionnelles, et pour quelques âmes malades ; non, certainement non, dans les circonstances normales de la vie. Mais il n’importe ici : quel que soit le motif qui nous fait préférer un jugement à un autre, il suffit que nous le préférions. La volonté détermine alors les termes qui lui donnent lieu, et la croyance se maintient en dépit de toutes les variations et de toutes les complexités de la vie intellectuelle.

Mais, dira-t-on, n’est-ce pas en contradiction avec la nature même de la liberté ? Pourquoi cette puissance, expression de l’imprévu, du changement indéterminable, dans le monde des volitions, ne changerait-elle pas de voie, elle aussi, et n’agréerait-elle pas un nouveau jugement ? — Pourquoi ? Nous pourrions répondre d’abord : parce que cela est. À vrai dire, la liberté ne comporte pas longtemps les pourquoi ; elle se manifeste comme elle se manifeste, sans qu’on puisse en définitive en donner la raison. Elle peut s’effacer, aussi