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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/500

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ministères l’un après l’autre, ce jour-là on pourra compter, a fortiori, sur des excédents budgétaires merveilleux dans tous les chapitres du budget. Mais fermons la parenthèse.

La vérité cependant m’oblige à dire qu’il y a en Europe une statistique criminelle tout à fait consolante et rassurante, j’allais dire réjouissante : c’est celle de Genève, qui vient d’être l’objet d’une monographie très étudiée par M. John Cuénoud, ancien directeur de la police genevoise[1]. Cette petite république peut singulièrement faire envie sous ce rapport à sa grande voisine. Pendant que toutes les autres villes européennes importantes achètent leurs progrès matériels au prix de leur moralité déclinante, de leur criminalité grandissante, la cité de Calvin a vu baisser rapidement, de 1818 à 1885 (date où s’arrêtent nos informations), le chiffre de ses crimes et aussi de ses délits. Est-ce à dire qu’elle soit restée à l’écart du mouvement de notre civilisation ? Répondons par chiffres. De 45,000 habitants en 1818, sa population s’est élevée à 107,000 ; elle a un peu plus que doublé. Sa circulation, sa fièvre locomotrice, a décuplé. Et voici qui est plus probant encore : pour cette population simplement doublée, il y a six fois plus de pharmaciens, cinq fois plus de médecins et d’avocats. Eh bien, malgré des signes si évidents de modernisation, et quoique « Genève soit à Lyon ce que Bruxelles est à Paris, un port de salut pour les banqueroutiers, un asile d’impunité pour les débiteurs de mauvaise foi », la grande criminalité a diminué de 85 pour 100 eu égard au progrès de la population, et la délictuosité, dans des proportions à peu près égales, surtout depuis 1879. Il est vrai que, si l’on entre dans le détail des chiffres, on constate une certaine augmentation numérique des homicides et des vols, mais très inférieure à celle que déplorent les nations principales de l’Europe. Il y a, notamment, six fois moins d’homicides qu’à Paris. D’autre part, si l’on décompose la population totale en ses éléments, on voit que le contingent de la population d’origine genevoise dans ces résultats est très inférieur à celui de la population immigrée, qui a quadruplé depuis 1822 et représente les deux tiers, ou peu s’en faut, du total des habitants[2]. Ce qui est surprenant, ce n’est pas qu’ici comme partout la colonie étrangère se distingue à son désavantage, c’est que le contraste ne lui soit pas plus désavantageux, c’est qu’elle-même ait été se moralisant ; et je ne puis attribuer cet heureux phénomène, si exceptionnel, qu’à l’action lente, assimilatrice, moralisatrice, des natifs sur les immigrants. La gravité des mœurs, l’austérité même des habitudes, ajoutons la tournure religieuse des esprits et des consciences, ont décidément du bon, et ce serait puérilité que de méconnaître l’effi-

  1. La Criminalité à Genève au xixe siècle, avec tableaux synoptiques et graphiques (Genève, H. Georg, 1891).
  2. La population rurale, qui, exception rare, grandit encore plus vite que la population urbaine, se moralise aussi ou se décriminalise encore plus rapidement.