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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/515

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REVUE GÉNÉRALE. — études criminelles et pénales

incohérentes de gens très divers de métier, de classe et d’éducation. Je ne trouve pas qu’ici l’hétérogénéité soit bien marquée, du moins si l’on fait une distinction qui paraît avoir échappé à M. Sighele. L’hétérogénéité relative, en effet, et non absolue, importe seule à considérer. Si dissemblables que soient d’autre part les éléments d’une réunion, ils peuvent être dits homogènes quand ils se ressemblent au point de vue de l’idée, du but, de la curiosité, de la passion, de la conviction, qui est l’âme de leur réunion. À ce point de vue, rien de plus homogène qu’une réunion d’électeurs du même parti ; et même, en général, qu’une salle de spectacle, où le plus souvent on est unanime à applaudir ou à siffler.

D’ailleurs, les rassemblements dont il s’agit n’ont rien de commun avec la foule proprement dite, dont la caractéristique me paraît consister d’abord dans la spontanéité de sa formation, par la contagion d’une émotion qui envahit de proche en proche tous les passants, et ensuite, ou par suite, dans l’intolérance de la majorité qui s’y soulève en un instant et n’y souffre pas de minorité opposante. Donc, par définition, une foule est toujours ou ne tarde jamais à être parfaitement homogène dans le sens relatif du mot. Il n’en est pas moins vrai que les similitudes ou les diversités, à d’autres égards, des individus qui la composent, ont aussi leur importance. Est-il vrai, comme M. Sighele semble le croire, que la dissemblance de ces derniers soit un mal, et leur ressemblance un bien ? C’est au contraire l’hétérogénéité du corps social qui fait sa solidité, étant donnée une fois pour toutes son orientation collective vers un même pôle. La vie sociale paisible et prospère est un échange imitatif de produits, de besoins, de sentiments, d’idées dissemblables. En s’organisant, nous le savons, les individus se différencient, et ils ont dû se différencier pour s’organiser. Une foule est d’autant plus redoutable qu’elle est plus homogène en ce sens. Les émeutes urbaines ou rurales doivent à cette particularité leur danger ; les émeutes des grévistes spécialement, parce qu’elles consistent en soulèvements d’ouvriers similaires.

La présence seule d’un de nos semblables suffit à produire en nous, normalement, une légère augmentation de notre force d’émotion et de volonté, de même que la vue de la lumière accroît légèrement notre force musculaire. Nous n’avons pas plus conscience de cette action psychologique que de cette action physique ; et, de même qu’il a fallu l’emploi du dynamomètre pour révéler à M. Féré la seconde, il nous faut, pour bien comprendre la première, utiliser les observations expérimentales faites sur les aliénés[1]. Dans la brochure du Dr Régis que je citais tout à l’heure, je viens de lire cette petite remarque jetée en

  1. Ajoutons : et les études faites sur les sociétés animales. Rien de plus instructif, à cet égard, que les remarques de M. Espinas sur la contagion et le grossissement rapides des émotions dans le sein d’un guêpier, quand la sentinelle a annoncé l’apparition d’un ennemi.