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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/516

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passant. Voici un malade atteint de la folie du doute, ou, pour parler plus exactement, de l’indécision ; il lui est impossible, malgré tous ses efforts de volonté, de se décider à ouvrir une porte, à reboutonner son pantalon. Cela lui est impossible s’il est seul ; mais, « si on intervient, quel que soit le moment, l’obsession cesse », le malade ouvre la porte, se reboutonne, « car on sait que les obsédés puisent dans la présence des personnes étrangères… un appui moral, c’est-à-dire l’appoint de volonté qui leur fait défaut quand ils sont seuls ». Cette action de présence, qui se révèle ici avec évidence, mais qui n’est pas moins réelle, n’en doutons pas, quoique inaperçue, dans la vie ordinaire, nous explique par là même la puissance des foules. En lisant ce passage, je me suis rendu compte pourquoi, dans des inventaires d’arrêts rendus par des sénéchaux ou des présidiaux, sous l’ancien régime, j’ai souvent remarqué la fréquence de délits commis par de petites bandes de paysans non malfaiteurs. Au lieu de se disperser, comme ils le feraient aujourd’hui, pour marauder, piller, incendier, commettre des actes de violence, ils se réunissaient alors (car, s’il y avait, en ce temps-là, moins souvent de grandes foules, il y avait bien plus fréquemment de petites foules) ; et cela n’a pas laissé de m’étonner un peu. Mais je présume maintenant, en songeant à l’observation du Dr Régis, que, pour acquérir l’audace d’affronter les épouvantables pénalités d’autrefois, les candidats au vol, à l’incendie, au meurtre, étaient obligés de se mettre plusieurs ensemble, de se donner du cœur les uns aux autres.

Mais un grand rassemblement d’hommes n’a pas seulement pour effet psychologique d’outrancier l’intensité des émotions et des passions qui s’y multiplient les unes par les autres, et dont les plus fortes, les plus hardies, les plus dangereuses, d’habitude et par force, l’emportent ; en outre — et cette très juste remarque est faite par M. Sighele — un sentiment tout nouveau naît de là dans la conscience de chacun : à savoir le sentiment d’une toute-puissance extraordinaire et subite, redoublé par celui d’une impunité presque assurée. Or Jacoby nous a appris le degré d’ivresse mentale, d’alcoolisme intellectuel, que produit l’omnipotence chez les parvenus au pouvoir suprême, et même parfois chez ses détenteurs traditionnels, surtout quand ils ont la tête peu solide. Il en est de même des multitudes. Leur force les affole. C’est « un vin trop fort pour la nature humaine, comme dit M. Taine : le vertige vient, l’homme voit rouge et son délire s’achève par la férocité. »

— Encore faut-il, bien entendu, pour que la foule aille aux derniers accès, ou même jusqu’au simple meurtre ou au pillage, qu’elle soit en majorité composée d’individus vicieux, tels que souteneurs, ivrognes, repris de justice.

Toutefois, dirons-nous avec M. Sighele que l’action de la foule sur ses membres, ou mieux des meneurs sur les menés dans une foule, est inférieure en énergie à celle de l’hypnotisme sur l’hypnotisé ? Et