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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/635

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j. passy. — note sur les dessins d’enfants

lieu de s’en étonner : ce ne sont là que des conséquences de la nature utilitaire de la perception ; tous les auteurs ont signalé ce caractère et montré que lorsque nous sommes certains de la conclusion à tirer d’une impression des sens, nous sommes tout prêts à négliger la nature exacte de cette impression. Ces faits sont simplement grossis chez l’enfant, grâce à la parfaite inconscience avec laquelle il écrit ses perceptions. L’enfant est tout particulièrement utilitaire ; il ne s’arrête jamais à analyser ses impressions, et ce qu’il met sur son papier ce n’est jamais son impression visuelle, mais la notion pratique qu’elle lui suggère. Or, l’acquisition du dessin consiste précisément dans l’opération inverse, c’est-à-dire à oublier la nature de l’objet pour ne plus considérer que l’impression elle-même ; et il est intéressant de retrouver jusque dans les éléments l’opposition si souvent signalée entre l’art et l’utilité.

Le premier précepte qui nous paraît indiqué est d’éviter l’emploi des modèles graphiques : le tort de ces derniers est d’abord de ne pas apprendre à voir ; si kt grande difficulté provient de la troisième dimension, il est clair que supprimer cette difficulté c’est le meilleur moyen de ne jamais arriver à la résoudre. Mais ces modèles ont un autre inconvénient : étant donnée la tendance si marquée de l’enfant à accepter comme une représentation typique la première image venue, il y a danger à mettre entre ses mains une de ces figures qu’il sera toujours tenté de reproduire à contre-temps ; jamais la représentation graphique ne devrait être séparée de l’objet dont elle est la traduction.

On peut faire une remarque analogue à propos des corrections. La tendance invincible du professeur est de prendre la place de l’élève et de corriger son travail ; or ce qu’il importe de corriger, ce n’est pas le dessin, c’est la perception qu’elle exprime ; et si le professeur exécute lui-même la correction, à quel signe reconnaîtra-t-il que l’élève a compris son observation et en admet la justesse ? On a vu avec quelle ténacité l’enfant tient à ses erreurs, jusqu’à préférer des dessins inexacts à des photographies. Dès lors il peut présenter deux cas : ou bien il se révolte intérieurement contre la traduction qu’on lui impose et se bute contre le travail et le professeur, ou bien, ce qui est encore pire, il se soumet sans conviction ; il vaut cent fois mieux qu’il commette une erreur sincère que d’accepter une représentation qui ne lui paraît pas correspondre exactement à ce qu’il voit. Le défaut naturel de l’élève est de substituer à ses impressions visuelles des idées acquises ; le danger bien plus grave d’un enseignement vicieux est d’y substituer de simples formules.

Jacques Passy.