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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/645

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ANALYSES. — e. de layeleye. De la propriété.

Cette expression de droit naturel de propriété elle-même n’effrayera personne. L’école du libéralisme classique, les économistes partisans de la propriété individuelle, s’en servent autant que leurs adversaires. Mais ils ne l’entendent pas du tout dans le même sens. Les premiers désignent par là un droit formel, le droit de posséder, les seconds un droit matériel, le droit à posséder. Les premiers veulent dire que la société doit protéger la propriété, quand elle est conforme à certaines règles qui constituent sa légitimité ; les seconds, que la société doit assurer à chacun une certaine possession. Pour déterminer dans quel cas la propriété sera légitime, la première école énonce le principe du travail ; ce principe ne va donc pas contre l’idée du droit naturel de propriété ainsi entendu, il ne fait qu’en déterminer l’application. Mais lorsque la seconde nous parle de « garantir à chacun la propriété légitime qui doit lui revenir » (p. 559), comment déterminera-t-elle cette part légitime de propriété ? Ne va-t-elle pas être obligée de recourir aussi au principe du travail ? N’est-ce pas au nom de ce principe, en effet, que les collectivistes eux-mêmes refusent à l’individu la propriété absolue de la terre et de toute matière première de la production parce qu’elles ne sont pas dues au travail ? M. de Laveleye également ne l’accepte-t-il pas quand il écrit : « Il faut arriver à réaliser cette maxime supérieure de la justice : À chacun suivant ses œuvres, de sorte que la propriété soit réellement le résultat du travail… » ? (p. xxi). Je ne m’explique donc pas bien comment ailleurs il combat cette théorie de la propriété fondée sur le travail, puisque justement elle est le complément indispensable, et peut-être la meilleure justification des principes collectivistes. « Quand les économistes, écrit encore M. de Laveleye, font dériver la propriété du travail, ils sont en opposition avec les jurisconsultes et les législations de tous les pays, et même avec l’organisation actuelle de la société que leurs théories battraient en brèche si elles étaient admises » (p. xxvii). Mais alors, puisque lui-même bat en brèche cette organisation actuelle, pourquoi repousse-t-il une théorie qui le sert si bien ? De fait, les économistes n’auraient qu’à aller jusqu’au bout de leur principe pour être conduits à donner très ample satisfaction à l’école adverse. Que reproche celle-ci à notre système actuel de propriété ? C’est que précisément il permet à l’individu de parvenir à la propriété autrement que par son travail, et qu’inversement le travail ne la lui assure pas toujours. Supprimez, conformément à ce principe même, l’absorption par l’individu de toutes les plus-values qui ne sont pas de son fait, et qui, dues à des causes sociales, devraient profiter à la société entière, supprimez les accaparements et les monopoles qui enrichissent l’individu, sans qu’il y ait de sa part une production correspondante, certaines disproportions absurdes entre les services et les rémunérations, l’extension excessive du droit d’héritage, les profits de bourse, etc., que demanderaient de plus les collectivistes les plus intrépides ? Que notre organisation sociale ne soit pas en plein accord avec nos principes juridiques,