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II

Imaginons un animal dans le genre du colimaçon, doué d’un œil rudimentaire lui permettant uniquement de distinguer la lumière de l’obscurité. Supposons cet œil placé à l’extrémité d’une antenne que l’animal puisse mouvoir à son gré. Un point lumineux, un ver luisant, par exemple, se déplace dans l’espace. L’œil va le suivre dans sa marche, et les mouvements variés que l’animal devra imprimer à sa corne pour continuer à recevoir une impression lumineuse lui feront connaître, assez grossièrement, il est vrai, la route suivie par l’insecte. Je dis, assez grossièrement, car il ne pourra juger de la profondeur ou d’un changement dans la distance absolue qui sépare le point lumineux de son œil que par les diminutions ou les augmentations d’intensité de la sensation éprouvée par lui. Dans l’exemple donné, l’œil perçoit les sinuosités du vol du ver luisant, comme la main d’un aveugle aurait pu juger des dessins capricieux tracés sur le César de M. Ratin par la tarière pleine d’encre du lourd hanneton de Töpffer, si elle n’avait cessé de rester en contact avec l’insecte.

Supposons maintenant qu’au lieu d’un œil ce soit un nerf olfactif qui vienne s’épanouir au bout de la corne de notre mollusque, et qu’au lieu d’un insecte brillant, ce soit un insecte odorant qui traverse l’espace. On voit sans peine que ces changements ne modifient en rien d’essentiel, les moyens de connaissance de l’animal. Il pourra se faire une idée de la ligne odorante, comme tantôt il portait un jugement sur la ligne lumineuse.

Il est bon, cependant, pour prévenir toute objection, d’insister sur certaines différences entre l’un et l’autre sens.

Le point lumineux, quand il se déplace, ne laisse pas de lumière derrière lui, tandis que le point odorant émet des particules parfumées qui persistent après qu’il a passé. Si ces particules restaient à l’endroit où elles ont été déposées, les marques de son passage seraient ineffaçables, et on pourrait les retrouver indéfiniment ; c’est ainsi que le gibier trace une piste qui trahit sa retraite. Mais cet avantage serait compensé par un inconvénient très-grave : un chemin ancien, c’est-à-dire parcouru autrefois, ne se distinguerait pas d’un sentier en voie de formation, d’un sentier actuel ; le passé se confondrait avec le présent. C’est ainsi qu’un portrait reste éternellement jeune quand l’original vieillit, meurt et disparaît même du souvenir. Il faudrait donc que l’odeur ne durât qu’un instant pour