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séailles.l'esthétique de hartmann

dans le Roi s’amuse de Victor Hugo[1]. Laissons aux contes de fées « l’horrible mystérieux, » les visions, les apparitions, les fantômes ; nous n’y croyons plus. Le spectre de Banquo me gêne, je voudrais voir la place demeurer vide, et Macbeth halluciné trembler seul devant le spectre invisible à tout autre. Le merveilleux rejette le drame dans la nuit de la légende et lui fait perdre toute réalité. Qu’on se rappelle enfin que le terrible n’est tragique que quand il est assez intérieur pour devenir touchant. Il ne s’agit pas d’accumuler les événements terribles, si le personnage ne nous intéresse point, nous nous enfuirons comme devant une opération chirurgicale. La souffrance représentée ne nous émeut que si, par la sympathie pour le personnage qui souffre, elle nous devient comme intérieure, que si nous la voyons naître dans ses causes et que si nous sommes contraints par nos impressions personnelles de sentir combien le héros est saisi par elle. En montrant que séparées, la terreur et la pitié sont impuissantes, nous avons confirmé l’opinion d’Aristote et de Lessing, d’après laquelle elles ne deviennent tragiques qu’en s’unissant[2].

Nous avons montré comment il fallait user de la terreur et de la pitié et marqué les excès à fuir ; cherchons maintenant la nature psychologique de ces deux émotions, voyons si elles ont en elles-mêmes une valeur esthétique, ou si elles ne sont que des moyens pour une fin plus haute, qu’il nous resterait à déterminer.

La pitié (Mitleid) est cet écho du cœur qui répond au sentiment douloureux d’autrui par un sentiment analogue, à la douleur par la douleur, à la tristesse par la tristesse, à l’anxiété par l’anxiété. La pitié (Mitleid) est une souffrance (Leid) ; sa naissance indirecte ne saurait en changer la nature : à ce titre elle ne saurait être agréable. On ne saurait rendre compte du plaisir qu’elle cause que par le contraste de l’état de celui qui l’éprouve avec l’état de celui qui l’inspire, Suave

  1. À ce point, nous cessons de comprendre M. de Hartmann ou plutôt nous commençons à croire que c’est lui qui ne comprend plus. Avec plus ou moins de succès, là n’est pas la question, par Marion Delorme, par Lucrèce Borgia, par le Roi s’amuse, Victor Hugo s’est efforcé de montrer que dans l’âme humaine la plus corrompue, il reste un bon sentiment, quelque chose de généreux et de pur, qui contient le salut avec l’expiation. C’est comme une dernière étincelle du bien toujours survivante, à laquelle tout coupable peut rallumer son âme. Est-il juste d’accuser le poëte de se réjouir du mal, lui qui, dans le mal même, ne voit qu’une condition du bien, lui qui ne désespère ni de l’empoisonneuse, ni du bouffon, ni de la courtisane, parce qu’il ne peut se résoudre à désespérer de l’âme humaine et de la liberté ? Nous avons souvent entendu reprocher à notre grand poëte une indulgence excessive : le reproche de M. de Hartmann a pour lui l’originalité, ce qui ne peut manquer de lui plaire.
  2. L’auteur emploie dans ce chapitre l’expression das Grassliche. — Pour la traduire, notre mot terrible est peut-être un peu faible, notre mot horrible un peu fort.