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M. LOUIS DELMAS. — L’OPOTHÉRAPIE.



II

Renforcer ou remplacer le fonctionnement insuffisant ou suspendu d’un organe défaillant ou dégénéré par celui d’un organe similaire absolument parfait, est un desideratum trop naturel pour n’avoir pas germé de très bonne heure dans le rudimentaire inteUect de l’homme primitif. Le premier sauvage qui conçut la paradoxale idée d’ingérer le cœur du brave qu’il venait de tuer, pour hériter de sa valeur, fut le véritable, et combien reculé, inventeur de l’« opothérapie ». Tout porte également à croire que cette monstrueuse et si prodigieusement tenace coutume du « cannibalisme » se rattache aux mêmes conditions psychologiques originelles. Les incessantes occasions qui en imposèrent plus tard la pratique symbolique eurent trop facilement raison de l’horreur instinctive qu’elle aurait dû nécessairement inspirer sans la déplorable exquisité de goût de ce mets sacrilège. On mangea d’abord son semblable pour s’assimiler ses vertus guerrières, puis ensuite pour se régaler. Quant à la chair des animaux ambiants, l’expérience, stimulée par la nécessité, eut bientôt enseigné qu’il n’est pas, pour l’homme, d’aliment plus réparateur, plus significativement mis à sa portée avec une incommensurable prodigalité.

L’usage journalier de mets aussi communs que variés leur fit, en même temps, découvrir des propriétés accidentelles indépendantes de leurs qualités nutritives primordiales. On fut ainsi conduit à s’apercevoir que, selon les conditions réciproques d’âge, de santé et de développement présentée par l’animal sacrifié et par le sujet qui s’en nourrissait, les effets consécutifs à l’absorption d’un organe déterminé avaient une tendance manifeste à se spécialiser et à se renouveler dans toutes les circonstances analogues. Qu’un malade atteint de jaunisse fût contraint, sans le vouloir et par la seule force des choses, à manger pendant un certain temps du foie d’un animal jeune et vigoureux et l’on constatait simultanément la disparition progressive des phénomènes de l’ictère. Que, pressés par la soif ou par le désir de satisfaire une gourmandise personnelle, des individus pâles et épuisés eussent l’occasion de boire à longs traits le sang chaud et vermeil d’un taureau de choix, et l’on voyait peu à peu leur teint se ranimer et leur vigueur renaître proportionnellement aux doses et à la fréquence des généreuses libations !

Instruits et mis en éveil par d’aussi précieuses « leçons de choses», les observateurs improvisés finissaient par se familiariser avec des effets, si souvent appropriés à leurs besoins. Ils en recherchaient nécessairement les agents et, les expériences se répétant indéfiniment, cette grossière pharmacopée animale se développait de jour en jour, parallèlement à celle que d’identiques données avaient progressivement fait surgir du monde végétal. Ces découvertes fortuites, transmises fidèlement parmi les traditions sacrées qui réglaient les plus infimes détails des mœurs et coutumes de chaque tribu, constituèrent les premiers éléments des maximes aphoristiques sous lesquelles la science médicale manifesta tout d’abord ses timides essais. Puis l’autoritaire empire de l’habitude eU’ignorance prolongée des moyens de réduire, à volonté et avec précision, les corps composés en leurs principes actifs, maintinrent rigoureusement, à travers les âges, le règne incontesté de ces étranges médicaments dont le principal mérite était de s’offrir quasi tout préparés par la nature. Les choses durèrent ainsi, presque sans changement, de la nébuleuse époque des Asclépiades au lumineux avènement du siècle qui va finir : c’est-à-dire jusqu’au moment précis où la chimie, sortant enfin toute formée des ténébreuses pratiques de la magie, vint révéler au grand jour le secret de l’analyse et de la synthèse dès principales individualités de la matière vivante ou imnimée.

Dès lors la possibilité de reproduire, de toutes pièces et à discrétion, dans le creuset des laboratoires, chacun de leurs principes constitutifs, réduisit les corps « ci-devant simples » au plus dédaigneux abandon. On les taxa, non sans quelque apparence dé vérité, d’inconstants et d’incertains autant dans leur composition que dans leurs effets. Les produits chimiques de plus en plus perfectionnés et spécialisés, chassèrent successivement des vieux bocaux, aux engageants et artistiques décors, les drogues ridicules qui avaient si longtemps satisfait la naïve crédulité de nos pères. Les connaissances botaniques, si traditionnellement indispensables à la justification • du savoir d’un praticien vraiment digne d’inspirer confiance, tombèrent au dernier rang des notions accessoires et en quelque sorte superflues. A plus forte raison en fût-il de même de celles des vertus curatives de ces écœurantes préparations animales qui semblaient directement issues des diaboliques formules de la sorcellerie.

Telle a été, dans ses grandes enjambées, la marche générale de la thérapeutique, de l’origine du monde à nos jours. Le revirement subit qui fait l’objet du présent travail, marque naturellement la fin de ce mouvement progressif dans- le domaine illimité de la chimiâtrie. Celle-ci n’aura en somme joui que fort peu des prérogatives de l’absolutisme rêvé par l’enthousiaste engouement de ses initiateurs. Quarante années environ, pas même un demi-siècle, soit approximativement de 1850 à 1890, voilà les très modestes limites de sa despotique souveraineté. C’est