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Page:Revue scientifique (Revue rose), série 4, année 38, tome 15, 1901.djvu/454

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M. JEAN PERRIN. — LES HYPOTHÈSES MOLÉCULAIRES.

démonstration de la structure discontinue de la matière. Malgré l’autorité de ceux qui énoncèrent ces raisonnements[1], je suis obligé d’avouer qu’ils me paraissent purement vides de sens.

Ainsi on peut aller très loin sans apercevoir de limite à la divisibilité de la matière. Mais enfin, si l’on allait plus loin, toujours plus loin ? Arriverait-on à quelque chose d’hétérogène, de discontinu ? Ou la matière continuerait-elle, toujours, à se montrer continue et divisible ?

Là est le problème, et le point précis qui sépare les partisans du plein et du vide.

L’hypothèse de la continuité indéfinie ne peut se formuler de différentes manières. Au contraire, il y aurait évidemment pour la matière une infinité de façons d’être discontinue, granuleuse. Par exemple, on pourrait aboutir à une sorte de feutrage dont une feuille de papier, vue à la loupe, donnerait une idée grossière.

Hypothèse des molécules. — L’hypothèse choisie d’un commun accord, comme étant la plus simple, consiste à admettre que tout corps pur, l’eau par exemple, est en réalité formé par un nombre extrêmement grand de particules matérielles distinctes, absolument identiques les unes aux autres, qui définissent le terme extrême de la divisibilité possible pour l’eau. Ce sont les molécules du corps.

Entendons-nous bien sur ce qu’on veut dire en donnant la molécule comme terme de la division possible pour le corps. Une comparaison nous suffira. Supposons qu’on aperçoive dans la campagne une tache blanche, éloignée, pouvant se diviser sous des influences quelconques en taches d’aspect semblable, mais plus petites. On fera une hypothèse moléculaire en supposant que cette tache est en réalité un troupeau de moutons. Le mouton est ainsi le terme extrême jusqu’auquel on peut pousser la division du troupeau. Je ne crois pas bien utile d’ajouter que, cela ne veut pas dire qu’un mouton n’est pas divisible en parties plus petites, mais seulement que, pour le diviser, il faudra s’y prendre autrement que pour subdiviser le troupeau et que les phénomènes observés deviendront tout différents.

Ceci entendu, comment pourra-t-on démontrer qu’un corps pur est une agglomération de particules distinctes, identiques, et résistant à la division, au sens qui vient d’être précisé ?

Une vérification directe, on l’a vu, n’est pas actuellement possible ; reste, suivant l’usage constant dans les sciences inductives, à rechercher si, parmi les conséquences de cette hypothèse, il en est d’accessibles à une vérification expérimentale. Si de telles conséquences sont nombreuses, et si on n’a su les déduire d’aucune autre hypothèse, nous n’aurons peut-être pas le droit de dire que l’hypothèse moléculaire est vraie, mais nous saurons tout au moins qu’elle est utile.

Théorie cinétique des gaz. — Notons tout d’abord, sans nous y arrêter, qu’on n’a su expliquer les propriétés remarquables des cristaux que par le moyen d’hypothèses qui toutes supposent la matière distribuée périodiquement dans le cristal, suivant un empilement régulier de molécules identiques. De même, toutes les théories proposées pour expliquer pourquoi des rayons lumineux de couleurs différentes se propagent avec des vitesses différentes dans un même corps transparent, font appel à l’existence de molécules. Mais, par aucun de ces deux moyens, on n’a su arriver à fixer l’ordre de grandeur des molécules, et je n’en parlerai pas plus longtemps.

Au contraire, je crois utile de rappeler avec quelque détaille la théorie cinétique de la matière, telle qu’elle a été développée pour les gaz par Clausius et Maxwell, et pour les liquides par Van der Waals.

Parlons d’abord des gaz.

Vous savez tous ce que c’est qu’un gaz : l’air nous en donne un exemple. Un gaz, indéfiniment extensible, exerce toujours, par là même, une pression sur les parois de l’enceinte qui le contient ; si, par exemple, l’enceinte est formée d’un corps de pompe fermé par un piston mobile, il faudra un certain effort pour maintenir le piston en place ; cet effort mesurera la pression du gaz ; à température fixée, cette pression est d’ailleurs sensiblement proportionnelle à la densité absolue du gaz, en sorte que la pression exercée sur chaque centimètre carré de l’enceinte devient double si l’on double la masse de gaz contenue dans chaque centimètre cube (loi de Mariotte).

Voici maintenant comment on a précisé, dans le cas des gaz, l’hypothèse de la subdivision en molécules :

On suppose que les molécules qui forment un gaz sont en mouvement incessant, et ont des vitesses très grandes. On suppose de plus qu’elles sont, en moyenne, très éloignées les unes des autres, en sorte que le volume occupé par un gaz soit, par exemple, mille fois supérieur au volume qu’occuperaient ces molécules en repos et empilées les unes sur les autres ; on suppose que chaque molécule se meut librement et par conséquent en ligne droite, sans subir d’action sensible de la part des autres molécules, excepté lorsque, dans sa course, elle arrive

  1. Lord Kelvin, Conférences scientifiques, traduct. Lugol, p. 106-112.