Aller au contenu

Page:Revue scientifique (Revue rose), série 4, année 38, tome 15, 1901.djvu/453

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
450
M. JEAN PERRIN. — LES HYPOTHÈSES MOLÉCULAIRES.

exemple, on a pu réaliser des feuilles d’or battu dont l’épaisseur était seulement d’un quart de micron ; naturellement, leur fragilité devient d’autant plus grande qu’elles sont plus minces, et si l’on ne va pas plus loin, ce n’est pas parce que l’or cesse d’être divisible, mais parce que nous ne sommes plus assez adroits pour manipuler ces feuilles très minces.

Nous pouvons cependant réaliser de la matière sous une épaisseur encore beaucoup plus faible. Certainement chacun de nous a fait l’expérience que je vais citer. Lorsqu’on souffle une bulle de savon, en outre des couleurs éclatantes qui ont fait notre admiration, on observe facilement de petites taches rondes et noires dont l’apparition est presque immédiatement suivie de la rupture de la bulle. Quand j’étais enfant, je croyais que ces taches rondes étaient des trous dans l’eau de la bulle ; Newton, qui, comme vous le croirez sans peine, était meilleur observateur, constata que ces taches ne paraissent noires que par contraste, qu’elles réfléchissent encore de la lumière, et même que, dans leur intérieur, peuvent apparaître de nouvelles taches, encore plus noires et qui peuvent pourtant renvoyer de faibles images d’objets brillants, du soleil par exemple. Je vais essayer de vous montrer ici de semblables taches noires. Vous voyez sur cet écran l’image renversée d’une membrane d’eau de savon supportée par un anneau de métal, qui a environ 5 centimètres de diamètre. Chacun de vous, en se lavant les mains, peut produire une membrane analogue dans un anneau formé par le pouce et l’index. Ici la membrane est verticale ; en raison de sa pesanteur, l’eau qu’elle contient s’écoule graduellement vers le bas, la partie supérieure de la membrane devenant de plus en plus mince. Cette diminution graduelle de l’épaisseur se manifeste dans le changement des teintes brillantes renvoyées sur l’écran par les différentes parties de la membrane. Les lois de l’optique nous permettent d’ailleurs de calculer très exactement l’épaisseur de la région qui renvoie une couleur déterminée. Par exemple, cette bande pourpre horizontale est l’image d’une région de la lame où l’épaisseur est seulement d’un quart de micron. Vous la voyez monter lentement sur l’image ; cela prouve que la région dont l’épaisseur est d’un quart de micron descend dans la membrane, toutes les régions plus élevées ayant une épaisseur plus faible. La partie supérieure de la membrane nous renvoie maintenant une lumière d’un blanc jaunâtre ; son épaisseur, calculée avec certitude d’après ces lois d’optique auxquelles je ne puis que faire allusion, est peu supérieure à un dixième de micron. Voici enfin la tache noire qui se forme et qui envahit graduellement l’image où elle sépare nettement les parties brillantes et l’image du bord supérieur de l’anneau. La membrane vient à présent de crever, mais la tache noire s’était étendue jusqu’au quart de la hauteur de l’anneau. Si d’ailleurs j’avais pris des précautions suffisantes contre l’évaporation de l’eau de la membrane, évaporation insuffisamment évitée par la cage de verre qui protégeait la membrane contre les courants d’air, j’aurais pu conserver cette tache noire beaucoup plus longtemps, plusieurs jours par exemple : elle correspond à un état d’équilibre stable, en ce sens que le poids de l’eau ne suffit plus à provoquer son écoulement, ce qui arrête l’amincissement spontané de la partie supérieure de la membrane.

On tire de cette expérience des conséquences importantes au point de vue de la variation de la tension superficielle en fonction de l’épaisseur. Mais, à notre point de vue actuel, ce qui nous intéresse, c’est l’épaisseur de l’eau qui produit cette tache noire. D’après de récentes expériences, cette épaisseur est fort peu supérieure à un centième de micron. Les taches noires de seconde espèce, signalées par Newton, sont encore plus minces, et nous amènent jusqu’au deux-centième de micron, sans que l’on observe encore dans la matière trace d’aucune discontinuité[1].

On peut aller encore plus loin : peut-être avez-vous observé que de très petits morceaux de camphre, projetés à la surface de l’eau, se mettent à tournoyer et à se mouvoir en tous sens. Je ne veux pas rechercher ici la cause de ces mouvements ; j’ai seulement besoin d’ajouter qu’une trace d’huile, déposée à la surface de l’eau, suffit pour arrêter les mouvements, qui ne se produisent que dans de l’eau très propre. Lord Rayleigh[2] a eu la curiosité de rechercher quelle épaisseur d’huile suffisait pour empêcher les mouvements du camphre. Il employait pour cela un grand bassin contenant l’eau sur laquelle on observait les mouvements ; il put alors s’assurer que, pour arrêter les mouvements en tous les points de la surface, il suffisait de déposer sur l’eau une goutte d’huile de poids si faible qu’une fois étendue à la surface de l’eau, elle ne pouvait avoir une épaisseur supérieure à deux millièmes de micron. C’est, à ma connaissance, le cas où la division de la matière a été poussée le plus loin. Cependant, même alors, aucun indice ne montre qu’on approche d’une limite infranchissable[3], et la matière se manifeste encore comme continue et divisible. On a bien essayé de tirer de telles expériences, et particulièrement de l’existence des taches noires des bulles de savon, une

  1. Reinold et Rücker, Phil. Trans., 1881, p. 447 ; 1893 (A) p. 505.
  2. Proc. Roy. Soc. 47, p. 364.
  3. On aurait eu un tel indice si, par exemple, la goutte d’huile déposée sur l’eau avait arrêté les mouvements du camphre en certains points seulement, et pas en tous.