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Page:Revue scientifique (Revue rose), série 4, année 38, tome 15, 1901.djvu/709

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M. H. BERGSON. — LE RÊVE.

Saint-Denis, avaient remarqué qu’au moment où l’on va s’endormir, ces taches colorées aux formes mouvantes se consolident, se fixent, adoptent des contours précis, — les contours mêmes des objets et des personnes qui vont peupler nos rêves. Mais c’était là une observation un peu sujette à caution, puisqu’elle émanait de psychologues déjà à moitié endormis. Récemment, un psychologue américain, M. Ladd, professeur à Yale University, a imaginé une méthode plus rigoureuse, mais d’une application assez difficile parce qu’elle exige une espèce de dressage. Elle consiste à s’habituer, le matin, au réveil, à garder les paupières closes et à retenir pendant quelques instants le rêve qui va s’envoler du champ de la vision et bientôt aussi, sans doute, de celui de la mémoire. Alors on voit les figures et objets du rêve se fondre peu à peu en phosphènes, s’identifier avec les taches colorées que l’œil apercevait bien réellement, les paupières closes. On lisait, par exemple, un journal : voilà le rêve. On se réveille, et du journal dont les contours précis s’estompent il reste une tache blanche avec, çà et là, des raies noires : voilà la réalité. Ou bien encore notre rêve nous promenait en pleine mer : à perte de vue, l’océan développait ses vagues d’un gris jaunâtre avec, de loin en loin, l’écume blanche qui les couronne. Au réveil, tout vient se perdre dans une grande tache demi-jaune et demi-grise parsemée de points brillants. Cette tache était là, ces points brillants étaient là. Il y avait bien réellement, présentée à notre perception pendant le sommeil, une poussière visuelle, et c’est cette poussière qui a servi à la fabrication de nos rêves.

Sert-elle toute seule ? Sans quitter encore, pour le moment, le sens de la vue, nous devons joindre à ces sensations visuelles qu’on pourrait appeler internes toutes celles qui continuent à nous arriver d’une source extérieure. L’œil, une fois les paupières fermées, distingue encore la lumière de l’ombre et même, dans une certaine mesure, les diverses lumières les unes des autres. Ces sensations de lumière, émanant du dehors, sont à l’origine de beaucoup de nos rêves. Une bougie qu’on allume brusquement dans la chambre, par exemple, suggérera au dormeur, si son sommeil n’est pas trop profond, un rêve où dominera l’image du feu, l’idée d’incendie. Permettez-moi de vous citer deux observations de M. Tissié à ce sujet : « B…, Léon, rêve que le théâtre d’Alexandrie est en feu ; la flamme éclairait tout un quartier. Tout à coup il se trouve transporté au milieu du bassin de la place des Consuls : une rampe de feu courait le long des chaînes qui relient les grosses bornes placées autour du bassin. Puis il se retrouve à Paris, à l’Exposition qui est en feu…, il assiste à des scènes déchirantes, etc. Il se réveille en sursaut : ses yeux recevaient le faisceau de lumière projeté par la lanterne sourde que la sœur de ronde tournait vers son lit en passant. — M…, Bertrand, rêve qu’il s’est engagé dans l’infanterie de marine, dans laquelle il a servi jadis. Il va à Fort-de-France, à Toulon, à Lorient, en Crimée, à Constantinople. Il voit des éclairs, il entend le tonnerre…, il assiste enfin à un combat dans lequel il voit le feu sortir des bouches de canons. Il se réveille en sursaut. Comme B…, il était réveillé par le jet de lumière projeté par la lanterne sourde de la sœur de ronde. » Tels sont, bien souvent, les rêves qu’une lumière vive et brusque provoque…

Assez différents sont ceux que suggère une lumière douce et continue, comme celle de la Lune. A. Krauss raconte qu’un jour, à son réveil, il s’aperçut qu’il continuait à tendre les bras vers ce que son rêve lui faisait voir comme l’image d’une jeune fille. Peu à peu cette image se confondit avec celle de la pleine Lune, qui dardait sur lui ses rayons. Chose curieuse, on pourrait citer d’autres exemples de rêves où les rayons de la Lune, caressant les yeux du dormeur, font surgir devant lui des apparitions virginales. Ne pensez-vous pas que telle a pu être l’origine, dans l’antiquité, de la fable d’Endymion, — Endymion, le berger endormi d’un perpétuel sommeil, et pour lequel la déesse Séléné, c’est-à-dire la Lune, s’éprend d’amour tandis qu’il dort ?

Je viens de vous parler des sensations visuelles. Ce sont les principales. Mais les sensations auditives n’en jouent pas moins un rôle.

D’abord, l’oreille a aussi ses sensations intérieures, sensations de bourdonnement, de tintement, de sifflement, difficiles à isoler et à percevoir pendant la veille, mais qui se détachent nettement dans le sommeil. Puis, nous continuons, une fois endormis, à entendre les bruits extérieurs. Le craquement d’un meuble, le feu qui pétille, la pluie qui fouette la fenêtre, le vent jouant sa gamme chromatique dans la cheminée, autant de sons qui arrivent à l’oreille de l’homme endormi et que le rêve convertira, selon le cas, en conversation, chants, cris, musique, etc. On frotte des ciseaux contre des pincettes aux oreilles d’Alfred Maury pendant qu’il dort : aussitôt il rêve qu’il entend le tocsin et qu’il assiste aux événements de Juin 1848. Nombreux sont les exemples d’observations et d’expériences du même genre. Mais, hâtons-nous de le dire, les sons ne jouent pas dans nos rêves un rôle aussi important que les couleurs. Nos rêves sont surtout visuels, et même plus visuels que nous ne le croyons. À qui n’est-il pas arrivé, — comme l’a fait remarquer M. Max Simon, — de causer en rêve avec une certaine personne, de rêver toute une conversation ? Et puis, voici que tout à coup un phénomène singulier frappe l’attention du