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Page:Revue scientifique (Revue rose), série 4, année 38, tome 15, 1901.djvu/710

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M. H. BERGSON. — LE RÊVE.

rêveur : il s’aperçoit qu’il ne parle pas, qu’il n’a pas parlé, que son interlocuteur n’a pas non plus fait entendre une seule parole : c’était, entre eux, un simple échange de pensées, une conversation très claire et dont pourtant on n’entendait rien. Le phénomène s’explique assez facilement. Il faut en général, pour que nous entendions des sons en rêve, qu’il y ait des bruits réels perçus. Avec rien on ne fait rien. Et là où nous ne lui fournissons pas une matière sonore, le rêve a bien de la peine à fabriquer de la sonorité.

Il y aurait beaucoup plus de choses à dire sur les sensations du toucher que sur celles de l’ouïe, mais il faut que j’abrège. Nous pourrions parler pendant des heures sur les singuliers phénomènes qui viennent de ce que, pendant le sommeil, le toucher continue à s’exercer, quoique confusément. Ces sensations de toucher, faisant irruption parmi les images qui occupent notre champ visuel, les modifient ou les arrangent à leur manière. Souvent, au milieu de la nuit, le contact de notre corps avec son vêtement très léger se fait tout à coup sentir ; il nous rappelle que nous sommes vêtus légèrement. Alors, si notre rêve nous promenait justement par les rues, c’est dans ce simple appareil que nous nous offrons aux regards des passants, sans qu’ils aient l’air, d’ailleurs, de s’en étonner ; nous nous étonnons parfois en rêve, mais ce que nous faisons ne paraît jamais étonner personne. Je cite ce rêve parce qu’il est fréquent. En voici un autre que beaucoup d’entre vous ont dû faire. Il consiste à se sentir voler à travers les airs ou planer dans l’espace. Quand une fois on a eu ce rêve, on peut être à peu près sûr de le voir se reproduire. Et chaque fois qu’il se reproduit, le rêveur se fait ce raisonnement : « J’ai eu jusqu’ici, en rêve, l’illusion de planer ou de voler, mais cette fois c’est une réalité. Il est bien démontré pour moi qu’on peut s’affranchir des lois de la pesanteur. » Maintenant, si vous vous réveillez brusquement de ce rêve, vous arriverez sans peine à l’analyser, pourvu que vous vous y preniez tout de suite. Vous verrez que vous sentiez très nettement que vos pieds ne touchaient pas terre. Et pourtant, ne croyant pas dormir, vous aviez perdu de vue que vous étiez couché. Ainsi, vous n’étiez pas couché et pourtant vos pieds ne sentaient pas la résistance du sol. Conclusion naturelle : vous planiez dans les airs. Remarquez bien ceci : quand la lévitation s’accompagne de vol, c’est d’un côté seulement que vous faites effort pour voler. Et si vous vous réveillez à ce moment, vous trouverez que ce côté est précisément celui sûr lequel vous êtes couché, et que la sensation d’effort pour voler vient coïncider avec la sensation réelle que vous donne la pression de votre corps contre le lit. Cette sensation de pression, dissociée de sa cause, devenue sensation pure et simple d’effort et jointe à l’illusion de planer dans l’espace, a dû engendrer le rêve.

Il est intéressant de voir comment ces sensations de pression, remontant, pour ainsi dire, jusque vers notre champ visuel et profitant de la poussière lumineuse qui l’occupe, arrivent à se transposer en formes et en couleurs. M. Max Simon raconte qu’il fit un jour un rêve bizarre, et d’ailleurs pénible. Il rêva qu’il était en présence de deux piles de pièces d’or, piles juxtaposées et inégales, et que, pour une raison ou pour une autre, il avait à les égaliser. Mais il ne pouvait y parvenir. De là un sentiment d’angoisse extrême. Ce sentiment, grandissant d’instant en instant, finit par le réveiller. Il s’aperçut alors qu’une de ses jambes était retenue par les plis de la couverture, de telle façon que les deux pieds étaient à un niveau différent et qu’il lui était impossible de les amener l’un près de l’autre. De là une sensation d’inégalité, laquelle, faisant irruption dans le champ visuel et y rencontrant (ceci est du moins l’hypothèse que je propose) une ou plusieurs taches jaunes, s’était exprimée visuellement par l’inégalité des deux piles de pièces d’or. Il y a donc, immanente aux sensations tactiles pendant le sommeil, une tendance à se visualiser et à s’insérer ainsi dans le rêve.

Plus importantes encore que les sensations tactiles proprement dites sont les sensations se rattachant à ce qu’on a appelé quelquefois le toucher intérieur, sensations profondes, émanant de tous les points de l’organisme et plus particulièrement des viscères. On ne se doute pas du degré de finesse, d’acuité, que peuvent atteindre, pendant le sommeil, ces sensations intérieures. Elles existaient déjà telles quelles, sans doute, pendant la veille, mais nous en étions distraits alors par l’action pratique ; nous vivions extérieurement à nous-mêmes. Mais le sommeil nous fait rentrer en nous. Il arrive fréquemment que des personnes sujettes aux laryngites, aux amygdalites, etc., rêvent qu’elles sont reprises de leur affection et éprouvent, du côté de la gorge, des picotements désagréables. Éveillées, elles ne sentent plus rien et croient à une illusion. Mais, quelques heures plus tard, l’illusion devient réalité. On cite des maladies et des accidents graves, attaques d’épilepsie, affections cardiaques, etc., qui ont été prévues et comme prophétisées en rêve. Ne nous étonnons donc pas si des philosophes comme Schopenhauer ont vu dans le rêve une répercussion, au sein de la conscience, des ébranlements émanant du système nerveux sympathique, si des psychologues tels que Scherner ont attribué à chacun de nos organes la puissance de provoquer un genre bien déterminé de rêves qui le représenteraient, en quelque sorte, symboliquement, et enfin si des médecins tels qu’Artigues ont écrit des traités sur la valeur séméiologique du