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Page:Revue scientifique (Revue rose), série 4, année 38, tome 15, 1901.djvu/713

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M. H. BERGSON. — LE RÊVE.

croyez-vous que toutes les lettres imprimées arrivent réellement à votre conscience ? Vous n’auriez pas trop de toute la journée, alors, pour lire un journal. La vérité est que vous ne voyez de chaque mot et même de chaque membre de phrase que quelques lettres ou même quelques traits caractéristiques, juste ce qu’il faut pour vous permettre de deviner le reste : tout le reste, vous croyez le voir, vous vous en donnez en réalité l’hallucination. Il y a des expériences nombreuses et décisives qui ne laissent aucun doute à cet égard. Je ne citerai que celles de Goldscheider et Müller. Ces expérimentateurs écrivent ou impriment telle ou telle formule d’un usage courant, « Entrée strictement interdite », « Préface à la quatrième édition », etc., mais ils ont soin d’écrire les mots incorrectement, changeant et surtout omettant des lettres. Ces formules sont exposées dans une salle où l’on a fait l’obscurité. La personne qui doit servir de sujet d’expérience est placée devant elles et ignore — cela va sans dire — ce qui a été écrit. Alors on illumine l’inscription à la lumière électrique pendant un temps très court, trop court pour que l’observateur puisse apercevoir réellement toutes les lettres. On a commencé par déterminer expérimentalement le temps nécessaire à la vision d’une lettre de l’alphabet ; il est donc facile de faire en sorte que l’observateur ne puisse pas apercevoir plus de 8 ou 10 lettres, par exemple, sur les 30 ou 40 lettres qui composent la formule. Or, le plus souvent, il lit la formule tout entière sans difficulté. Mais là n’est pas pour nous le point le plus instructif de cette expérience.

Si l’on demande à l’observateur quelles sont les lettres qu’il est sûr d’avoir vues, ce peuvent être, sans doute, des lettres réellement écrites, mais ce peuvent être tout aussi bien des lettres absentes, soit que ces lettres aient été remplacées par d’autres, soit qu’elles aient été omises purement et simplement. Ainsi l’observateur verra se détacher en pleine lumière une lettre qui n’existe pas, si cette lettre, en vertu du sens général, devait entrer dans la formule. Les caractères qui ont réellement impressionné l’œil n’ont donc été utilisés que pour servir d’indication à la mémoire inconsciente de l’observateur : celle-ci, découvrant le souvenir approprié, retrouvant la formule à laquelle ces caractères donnent un commencement de réalisation, projette le souvenir au dehors sous une forme hallucinatoire. C’est ce souvenir, et non pas l’inscription elle-même, que l’observateur a vu. Il est donc bien démontré que la lecture courante est en grande partie un travail de divination, mais non pas de divination abstraite : c’est une extériorisation de souvenirs, qui profitent, en quelque sorte, de la réalisation partielle qu’ils trouvent çà et là pour se réaliser complètement.

Ainsi, à l’état de veille et dans la connaissance que nous prenons des objets réels qui nous entourent, une opération s’accomplit sans cesse qui est tout à fait de même nature que celle du rêve. Nous apercevons de la chose une esquisse seulement ; cette esquisse lance un appel au souvenir complet, et ce souvenir complet, qui par lui-même était ou inconscient ou à l’état de chose simplement pensée, profitant de l’occasion, s’élance dehors. C’est cette espèce d’hallucination, emboîtée, insérée dans un cadré réel, que nous apercevons. C’est bien plus court, cela est bien plus vite fait que de voir la chose même. D’ailleurs, sur la conduite et l’attitude du souvenir pendant cette opération, il y aurait des études intéressantes à faire. Il ne faut pas s’imaginer que nos souvenirs soient dans notre mémoire à l’état d’empreintes inertes. Ils y sont comme la vapeur dans une chaudière, plus ou moins tendus.

Au moment où l’esquisse aperçue va leur lancer un appel, tout se passe comme s’ils venaient d’abord se grouper en familles, selon leurs rapports de parenté et de ressemblance. Il y a des expériences de Münsterberg (antérieures à celles de Goldscheider et Müller) qui me paraissent confirmer cette hypothèse, quoiqu’elles aient été faites dans un but assez différent. Münsterberg, lui, écrit les mots correctement. Ce ne sont d’ailleurs pas des formules usuelles ; ce sont des mots isolés, pris au hasard. Ici encore le mot est exposé pendant un temps si court qu’il ne peut être perçu entièrement. Maintenant, pendant que l’observateur regarde le mot écrit, on lui crie à l’oreille un autre mot, de signification toute différente. Or voici ce qu’on trouve. L’observateur déclare avoir vu un mot qui n’est pas le mot inscrit, mais qui y ressemble par sa forme générale et qui, d’autre part, rappelle par sa signification le mot qu’on lui a crié à l’oreille. Exemple : on a écrit « Tumult » et on crie « chemin de fer. » L’observateur lit « tunnel ». On a écrit « Triest » et on crie le mot allemand « Verzweiflung » (désespoir). L’observateur lit « Trost », qui signifie « consolation ». Ainsi tout se passe comme si le mot « chemin de fer », prononcé à notre oreille, éveillait à notre insu des espérances de réalisation consciente chez une foule de souvenirs qui ont avec l’idée de chemin de fer des rapports de parenté (wagon, rail, voyage, etc.) ; mais ce n’est qu’une espérance, et celui de ces souvenirs qui reparaîtra effectivement à la conscience sera celui que la sensation présente, actuelle, aura déjà commencé à réaliser.

Tel est le mécanisme de la perception proprement dite et tel est celui du rêve. Dans un cas comme dans l’autre il y a, d’un côté, des impressions réelles faites sur les organes des sens et, de l’autre, des souvenirs qui viennent s’encadrer dans l’impression et