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Page:Revue scientifique (Revue rose), série 4, année 38, tome 15, 1901.djvu/714

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M. H. BERGSON. — LE RÊVE.

profiter de sa vitalité pour revenir eux-mêmes à la vie.

Mais alors, où est la différence précise, essentielle, entre percevoir et rêver ? Qu’est-ce que dormir ? Je ne demande pas, cela va sans dire, comment le sommeil doit s’expliquer physiologiquement. Ceci est une question spéciale et qui d’ailleurs est loin d’être résolue. Je demande ce qu’est le sommeil psychologiquement. Car notre esprit continue à s’exercer quand nous dormons, et il s’exerce, nous venons de le voir, sur des éléments analogues à ceux de la veille, sur des sensations et sur des souvenirs, comme aussi c’est d’une manière analogue qu’il les compose entre eux. Pourtant d’un côté nous avons la perception normale, et de l’autre le rêve. Où est la différence, je le répète ? Et quelle est la caractéristique psychologique de l’état de sommeil ?

Défions-nous des théories. Il y en a beaucoup sur ce point. On a dit que dormir consistait à s’isoler du monde extérieur, à fermer ses sens aux choses du dehors. Mais nous avons montré que nos sens continuent à s’exercer pendant le sommeil, qu’ils nous fournissent l’esquisse ou tout au moins le point de départ de la plupart de nos rêves. On a dit : « S’endormir, c’est cesser de faire fonctionner les facultés supérieures de l’esprit. » Et on a parlé d’une espèce de paralysie momentanée des centres cérébraux supérieurs. Je ne crois pas que ce soit beaucoup plus exact. Dans le rêve, nous devenons sans doute indifférents à la logique, mais non pas incapables de logique. Il y a des rêves où nous raisonnons avec solidité et même avec subtilité. Je dirai presque, — au risque de paraître paradoxal, — que le tort du rêveur est souvent de raisonner trop. Il éviterait l’absurdité s’il assistait en simple spectateur au défilé des images qui composent son rêve. Mais quand il veut à toute force en donner une explication, son explication, destinée à relier entre elles des images incohérentes, ne peut qu’être un raisonnement bizarre, qui frôle l’absurdité. Je reconnais d’ailleurs que nos facultés intellectuelles supérieures se relâchent dans le sommeil, que, la plupart du temps, les raisonnements du rêveur sont assez faibles et qu’ils ressemblent plutôt, parfois, à une parodie du raisonnement. Mais on en dirait autant de toutes nos autres facultés pendant le sommeil. Ce n’est donc pas par l’abolition du raisonnement, pas plus que par la fermeture des sens, que nous caractériserons le rêve. Il nous faut autre chose.

Il nous faut autre chose que des théories. Il nous faut un contact intime avec les faits. Il faut instituer une expérience décisive sur soi-même. Il faut qu’au sortir d’un rêve, — puisqu’on ne peut guère s’analyser dans le rêve lui-même, — on guette le passage du sommeil à la veille, qu’on serre ce passage d’aussi près que possible, et qu’on s’efforce ensuite d’exprimer par des mots ce qu’on aura éprouvé dans le passage. Cela est très difficile, mais on peut y arriver à force d’attention. Permettez donc au conférencier d’emprunter un exemple à son expérience personnelle et de raconter un rêve récent, ainsi que le travail qui s’effectua au sortir du rêve.

Donc, le rêveur rêve qu’il parle devant une assemblée, qu’il fait un discours politique dans une assemblée politique. Et voici que du fond de l’auditoire s’élève un murmure. Le murmure s’accentue, il devient comme un grondement. Puis c’est un hurlement, un vacarme épouvantable. Et enfin résonnent de toutes parts, scandés sur un rythme uniforme, les cris : « À la porte ! à la porte !… » À ce moment il se réveille. Un chien aboyait dans un jardin voisin, et avec chacun des « Ouâ, ouâ » du chien un des cris « À la porte ! » se confondait. Eh bien ! voilà le moment infinitésimal qu’il faut saisir. Le moi de la veille, qui vient de reparaître, doit se retourner vers le moi du rêve, qui est encore là, et, pendant quelques instants au moins, le tenir, ne pas le lâcher. « Je te prends en flagrant délit. Tu entends crier une assemblée, et c’est un chien qui aboie. Tu vas me dire ce que tu faisais ! » À quoi le moi du rêve répondra : « Je ne faisais rien, et c’est par là justement que toi et moi nous différons l’un de l’autre. Tu t’imagines que pour entendre un chien aboyer, et pour savoir que c’est un chien qui aboie, tu n’as rien à faire ? Erreur profonde ! Tu accomplis, sans t’en douter, un effort considérable. Voici ce que tu fais. Tu prends ta mémoire tout entière, toute ton expérience accumulée, et tu amènes cette masse formidable de souvenirs à converger sur un point unique, de manière à insérer exactement, dans le son que tu entends, celui de tes souvenirs qui est le plus capable de s’y adapter. Et il faut que tu obtiennes une adhérence parfaite, qu’entre le souvenir que lu évoques et la sensation brute que tu perçois il n’y ait pas le plus léger écart (sinon, tu serais précisément dans le rêve) ; cet ajustement, tu ne peux l’obtenir que par une tension de ta mémoire et une tension de ta perception, absolument comme le tailleur qui vient t’essayer un habit neuf tend, pour les épingler, les morceaux de drap qu’il ajuste à la forme de ton corps. Tu fournis donc sans cesse, à tous les moments du jour, un effort énorme. Ta vie, à l’état de veille, est une vie de travail, même quand tu crois ne rien faire, car à tout instant tu dois choisir, et à tout instant exclure. Tu choisis parmi tes sensations, puisque tu rejettes de ta conscience ces mille sensations subjectives qui reparaissent la nuit dès que tu t’endors. Tu choisis, — et avec une précision et une délicatesse extrêmes, — parmi tes souvenirs, puisque tu rejettes