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L’ATLANTIDE[1]

C’est un sombre poème que celui de l’Atlantide, tel qu’il se déroule à nos yeux, merveilleusement concis et simple, dans deux dialogues de Platon. On comprend, après l’avoir lu, que toute l’Antiquité et tout le Moyen Âge, de Socrate à Colomb, pendant une durée de dix neuf cents ans, aient donné le nom de mer Ténébreuse à la région océanique qui fut le théâtre d’un aussi effrayant cataclysme. On la sentait, cette mer, pleine de crimes et de menaces, plus farouche et inhospitalière qu’aucune autre ; et l’on se demandait avec terreur ce qu’il y avait au-delà de ses brumes, et quelles ruines, splendides encore après cent siècles d’immersion, se cachaient sous l’impassibilité de ses flots. Pour affronter la traversée de la mer Ténébreuse et dépasser le gouffre où dort l’Atlantide, il fallut à Colomb un courage plus qu’humain, une confiance presque déraisonnable dans l’idée qu’il s’était faite de la véritable forme de la Terre, un désir quasi-surnaturel de porter le Christ — à la façon de son patron Saint Christophe, le sublime passeur de fleuves — aux peuples inconnus qui L’attendaient depuis si longtemps, « assis dans l’ombre de la mort »,

Aux bords mystérieux du monde occidental.

Après les voyages de Colomb, la terreur disparaît, la curiosité reste. Les géographes et les historiens s’emparent de la question de l’Atlantide : penchés sur l’abîme, ils cherchent à déterminer l’exacte position de l’île engloutie ; mais, ne trouvant nulle part d’indication précise, beaucoup d’entre eux glissent au scepticisme. Ils doutent de Platon, pensant que ce grand génie a bien pu créer de toutes pièces la fable des Atlantes, ou qu’il a pris pour une île aux dimensions gigantesques une portion de la Mauritanie et de la Sénégambie. D’autres transportent l’Atlantide dans le Nord de l’Europe ; d’autres enfin ne craignent pas de l’identifier à l’Amérique tout entière. Seuls, les poètes demeurent fidèles à la belle légende ; les poètes qui, suivant la magnifique formule de Léon Bloy, « ne sont sûrs que de ce qu’ils devinent » ; les poètes, qui ne voudraient plus d’un océan Atlantique n’ayant aucun drame dans son passé, et qui ne se résignent pas à croire que le divin Platon les ait trompés, ou qu’il ait pu totalement se méprendre[2].

Il se pourrait bien que les poètes eussent raison, une fois de plus. Après une longue période d’indifférence dédaigneuse, voici que, depuis un petit nombre d’années, la science revient à l’Atlantide. Quelques naturalistes, géologues, zoologistes ou botanistes, se demandent aujourd’hui si Platon ne nous a pas transmis, en l’amplifiant à peine, une page de la réelle histoire de l’humanité. Aucune affirmation n’est encore permise ; mais il semble de plus en plus évident qu’une vaste région, continentale ou faite de grandes îles, s’est effondrée

  1. Conférence faite, le 30 novembre 1912, à l’Institut océanographique de Paris.
  2. Le dernier venu de ces poètes de l’Atlantide est une jeune fille, Émilie de Villers (Les Âmes de la Mer, Paris, 1911, chez Eug. Figuière).