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M. PIERRE TERMIER. — L’ATLANTIDE

à l’ouest des Colonnes d’Hercule, autrement dit du détroit de Gibraltar, et que son effondrement ne remonte pas très loin dans le passé. En tout cas, la question de l’Atlantide se pose à nouveau devant les hommes de science : et comme je ne crois pas que l’on puisse jamais la résoudre sans le concours de l’Océanographie, j’ai pensé qu’il était naturel d’en parler ici, dans ce temple de la science maritime, et d’appeler sur un tel problème, longtemps méprisé et qui maintenant ressuscite, l’attention des océanographes, l’attention aussi de tous ceux qui, du fond du tumulte des cités, prêtent l’oreille au lointain murmure de la mer.

Relisons d’abord ensemble, si vous le voulez bien, le récit de Platon. C’est dans le dialogue intitulé Timée ou De la Nature. Il y a quatre interlocuteurs : Timée, Socrate, Hermocrate et Critias. Critias a la parole ; il parle de Solon, et d’un voyage que fit ce sage législateur à Saïs, dans le Delta d’Égypte. Un vieux prêtre égyptien étonne profondément Solon en lui révélant l’histoire des origines d’Athènes, très oubliée des Athéniens. « Je ne t’en ferai pas un secret, Solon, — dit le prêtre — ; je consens à satisfaire ta curiosité, par égard pour toi et pour ta patrie, et surtout pour honorer la déesse, notre commune protectrice, qui a élevé et institué ta ville, Athènes, issue de la Terre et de Vulcain, et, mille ans plus tard, notre ville à nous, Saïs. Depuis la fondation de celle-ci, nos livres sacrés parlent d’une durée de huit mille années. Je vais donc t’entretenir brièvement des lois et des plus beaux exploits des Athéniens pendant les neuf mille ans écoulés depuis qu’Athènes existe. Parmi tant de grandes actions de tes concitoyens, il en est une qu’il faut placer au-dessus de toutes les autres. Les livres nous apprennent la destruction par Athènes d’une armée singulièrement puissante, armée venue de la mer Atlantique et qui envahissait insolemment l’Europe et l’Asie : car cette mer était alors praticable aux vaisseaux et il y avait, au-delà du détroit que vous appelez les Colonnes d’Hercule, une île plus grande que la Libye et que l’Asie. De cette île, on pouvait facilement passer à d’autres îles, et de celles-là à tout le continent qui entoure la mer Intérieure. Ce qui est en deçà du détroit dont nous parlons ressemble à un vaste port dont l’entrée serait étroite, mais c’est une véritable mer, et la terre qui l’environne est un vrai continent. Dans l’île Atlantide régnaient des rois d’une merveilleuse puissance. Ils avaient sous leur domination l’île entière ainsi que plusieurs autres îles et quelques parties du continent. En outre, de ce côté-ci du détroit, ils régnaient encore sur la Libye jusqu’à l’Égypte, et sur l’Europe jusqu’à la Tyrrhénie. Toute cette puissance se réunit un jour pour asservir d’un seul coup notre pays, le vôtre, et tous les peuples vivant de ce côté-ci du détroit. Ce fut alors qu’éclatèrent au grand jour la force et le courage d’Athènes. Par la valeur de ses soldats et leur supériorité dans l’art militaire, Athènes avait la suprématie sur les Hellènes ; mais, ceux-ci ayant été forcés de l’abandonner, elle brava seule l’effrayant danger, arrêta l’invasion, entassa victoire sur victoire, préserva de l’esclavage les peuples encore libres et rendit à une entière indépendance tous ceux qui, comme nous, demeurent en-deçà des Colonnes d’Hercule. Plus tard, de grands tremblements de terre et des inondations engloutirent, en un seul jour et en une nuit fatale, tout ce qu’il y avait chez vous de guerriers. L’île Atlantide disparut sous la mer. Depuis ce temps-là, la mer, dans ces parages, est devenue impraticable aux navigateurs ; les vaisseaux n’y peuvent passer, à cause des sables qui s’étendent sur l’emplacement de l’île abîmée[1]. »

Voilà certes un récit qui n’a point la couleur d’une fable. Il est d’une précision presque scientifique. On peut penser que les dimensions de l’île Atlantide y sont quelque peu exagérées ; mais il faut se rappeler que le prêtre égyptien ne connaissait pas l’immensité de l’Asie, et que les mots plus grande que l’Asie n’ont pas dans sa bouche la signification qu’ils auraient aujourd’hui. Tout le reste est parfaitement clair et parfaitement vraisemblable. Une grande île, au large du détroit de Gibraltar, nourrice d’une race nombreuse, forte et guerrière ; d’autres îles plus petites, dans un large chenal séparant la grande île de la côte africaine ; on passe aisément de la grande île dans les petites, et de celles-ci sur le continent, et il est facile, ensuite, de gagner les bords de la Méditerranée et d’asservir les peuples qui s’y sont établis, ceux du Sud d’abord jusqu’à la frontière de l’Égypte et de la Libye, puis ceux du Nord jusqu’à la Tyrrhénie et jusqu’à la Grèce. À cette invasion des pirates atlantes, Athènes résiste avec succès. Peut-être eût-elle été vaincue, cependant, quand un cataclysme vient à son aide, engloutissant l’île Atlantide en quelques heures, et retentissant, par de violentes secousses et un raz-de-marée effroyable, sur toutes les côtes méditerranéennes. Les armées en conflit disparaissent, surprises par l’inondation des rivages ; et quand les survivants se ressaisissent, ils s’aperçoivent que leurs envahisseurs sont morts, et ils apprennent ensuite que la source même est tarie, d’où descendaient ces terribles bandes. Lorsque, longtemps après, de hardis marins se risquent à

  1. Œuvres de Platon, trad. par V. Cousin, t. XII, p. 109-113. Paris, chez Rey et Gravier.