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M. PIERRE TERMIER. — L’ATLANTIDE

douter encore de la conservation, jusqu’à une époque très voisine de nous, de vastes terres émergées dans la partie de l’océan qui se trouve à l’ouest des Colonnes d’Hercule ?

Cela suffit ; et voilà ce qu’il faut retenir de notre brève causerie. Reconstituer, même approximativement, la carte de l’Atlantide, restera toujours une opération difficile. Actuellement, il n’y faudrait même pas songer. Mais il est tout à fait raisonnable de croire que, longtemps après l’ouverture du détroit de Gibraltar, certaines de ces terres émergées existaient encore, et, parmi elles, une île merveilleuse, séparée du continent africain par une chaîne d’autres îles plus petites. Une seule chose reste à démontrer, la postériorité du cataclysme qui a fait disparaître cette île à l’établissement de l’humanité dans la région occidentale de l’Europe. Le cataclysme n’est pas douteux. Des hommes existaient-ils alors, qui aient pu en subir le contre-coup et en transmettre le souvenir ? toute la question est là. Je ne la crois pas du tout insoluble ; mais il me semble que ni la Géologie, ni la Zoologie ne la résoudront. Ces deux sciences me paraissent avoir dit tout ce qu’elles pouvaient dire ; et c’est de l’Anthropologie, de l’Ethnographie, enfin de l’Océanographie, que j’attends maintenant la réponse définitive.

En attendant, libre à tous les amoureux des belles légendes de croire à l’histoire platonicienne de l’Atlantide ! Non seulement la science, la plus moderne science, ne leur en fera pas un crime ; mais c’est elle-même qui, par ma voix, les y invite. C’est elle-même qui, les prenant par la main, et les conduisant sur la rive de l’océan fertile en naufrages, évoque à leurs yeux, avec les milliers de navires désemparés, submergés ou réduits à l’état d’épaves, les continents, et les îles sans nombre, ensevelis au fond des abîmes.

Pour moi, je ne puis plus ne pas penser aux brusques mouvements de l’écorce terrestre, et, parmi eux, à ce phénomène terrifiant de la disparition presque soudaine de quelque pan de continent, de quelque élément d’une chaîne de montagnes, de quelque grande île, dans un gouffre de plusieurs milliers de mètres de profondeur. Qu’un tel phénomène se soit produit, et même répété à bien des reprises, au cours des dernières périodes géologiques, et qu’il ait souvent atteint une ampleur gigantesque, c’est ce dont aucun géologue n’a le droit de douter. On s’étonne parfois que de semblables cataclysmes n’ait pas laissé de traces sur nos rivages, sans réfléchir que c’est la soudaineté même de leur survenue et de leur fuite qui les rend difficilement saisissables. Aucun d’eux, à la vérité, ne s’est déchaîné sans provoquer un abaissement du niveau moyen des mers ; mais la compensation ne s’est point fait attendre, et le rapide soulèvement d’un autre compartiment du fond océanique, ou la sortie, plus lente, et à tout jamais inimaginable, des fleuves sous-marins de laves, a bientôt rétabli l’équilibre : tant est précise la balance où sont pesés, d’un côté les abîmes, de l’autre les montagnes.

Et quand je relis ainsi, dans ma pensée, ces pages terribles de l’histoire de la Terre, volontiers, devant la mer qui sourit, indifférente, devant la mer « plus belle que les cathédrales », je songe au dernier soir de l’Atlantide, auquel ressemblera peut-être le dernier soir, le « grand soir », de l’humanité. Tous les jeunes hommes sont partis pour la guerre, par delà les îles du Levant et les lointaines Colonnes d’Hercule ; ceux qui sont restés, hommes d’âge mûr, femmes, enfants, vieillards et prêtres, interrogent anxieusement l’horizon marin, espérant y voir poindre les premières voiles, annonciatrices du retour des guerriers. Mais, ce soir, l’horizon est vide et sombre. La mer semble devenir ténébreuse ; et, comme elle, le ciel se charge de menaces. Depuis plusieurs jours, la terre a frémi et tremblé. Le sol s’est fendu, çà et là, exhalant des vapeurs brûlantes. On dit même que, dans la montagne, des cratères se sont ouverts, par où jaillissent des fumées et des flammes, et qui lancent en l’air des pierres et des cendres. Maintenant, il pleut partout une poussière grise et chaude. La nuit est venue tout à fait, effroyablement noire : et l’on ne verrait rien, si l’on n’avait allumé quelques torches. Prise soudain d’une terreur folle, la multitude se rue dans les temples ; mais voici que les temples s’écroulent, cependant que la mer s’avance, envahissant le rivage, avec une clameur atroce qui couvre, invinciblement, toutes les autres clameurs. Quelque chose passe, qui pourrait bien être la Colère de Dieu. Puis, tout s’apaise ; il n’y a plus ni montagnes, ni rivage ; il n’y a plus que la mer insoucieuse, endormie sous le ciel du Tropique aux astres innombrables ; et, dans le souffle des alizés, j’entends chanter la voix du poète immortel :

Ô flots, que vous savez de lugubres histoires !
Flots profonds, redoutés des mères à genoux !
Vous vous les racontez en montant les marées ;
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez, le soir, quand vous venez vers nous !
Pierre Termier
Membre de l’Académie des Sciences,
Directeur du Service de la Carte Géologique
de la France.
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