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néralité merveilleuse du principe de l’habitude dans un livre récent [1] où j’ai essayé de synthétiser toutes nos connaissances biologiques. J’ai démontré aussi, dans cet ouvrage, que le second principe de Lamarck, celui dont je disais plus haut[2] que tant de prétendus transformistes contestent la vérité, le principe de la transmission héréditaire des caractères acquis est une conséquence fatale des lois élémentaires de la vie. Qu’un caractère acquis par le fonctionnement adaptatif puisse devenir héréditaire, cela serait démontré jusqu’à l’évidence par les faits bien observés, tant dans le domaine paléontologique que dans celui des phénomènes actuels ; mais cela résulte d’une manière bien plus saisissante encore des déductions que l’on peut faire à partir de toutes les vérités biologiques connues. Or les naturalistes n’aiment pas la méthode déductive : il leur faut des preuves immédiates ; à ce point de vue, Lamarck n’était pas un naturaliste, mais un physicien de race, car il a toujours accordé au raisonnement au moins autant de valeur démonstrative qu’à l’observation directe. Il a fait la synthèse de tous les faits connus, et il en a tiré indirectement des lois plus générales et aussi solides que celles qu’il aurait tirées directement d’une observation particulière.

À propos de ce second principe de l’hérédité des caractères acquis, je crois devoir faire encore une observation ; l’exposé de ce principe se termine par l’affirmation que cette transmission héréditaire a lieu : « pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes. » Cette restriction contient peut-être encore plus de géniale intuition que tout le reste du système transformiste. On dirait que Lamarck a prévu l’erreur fondamentale de Darwin et de ses élèves. En se bornant à retenir, comme jouant un rôle dans la formation des espèces, uniquement les caractères acquis à la fois par le père et par la mère, il a éliminé immédiatement la complication qu’ajoute à la biologie la nécessité de la reproduction sexuelle ; les caractères acquis à la fois par les deux parents se transmettent intégralement à leurs enfants, comme si ces enfants provenaient d’un seul progéniteur. Quant aux caractères par lesquels le père diffère de la mère, ils se transmettent capricieusement dans l’acte sexuel, et causent les différences entre frères. Lamarck a deviné que ces différences entre frères n’ont aucune importance dans la formation des espèces. Les Darwiniens, au contraire, ont commis l’erreur prodigieuse de considérer comme essentiels, parce que familiers, ces éléments fortuits de variation ; ils ont pris pour la cause du changement le phénomène sexuel qui est le grand conservateur de la fixité ; et là encore, ils ont eu l’illusion incroyable que ce qui explique l’évolution de la vie, c’est tout ce qui n’est pas fonctionnement vital proprement dit.

Cette importance attribuée par erreur au phénomène sexuel dans l’histoire de la formation des espèces a conduit naturellement à la troisième objection que je signalais précédemment comme ayant été faite récemment au système lamarckien. Par suite de la reproduction sexuelle, les différences entre frères sont en effet des différences finies, réalisant de réelles discontinuités ; et ainsi, le fait de la collaboration de deux progéniteurs masque, pour l’observateur inattentif, la continuité de l’évolution. Continuant et aggravant l’erreur darwinienne, des naturalistes célèbres ont récemment affirmé que les transformations d’espèces ne pouvaient avoir d’autres causes que les variations brusques qui font quelquefois apparaître, par hasard, des différences très marquées entre deux individus issus du même couple. Ainsi se trouvait rejetée l’explication lamarckienne de l’évolution par adaptations progressives. Ce système caduc jouit en ce moment d’une vogue incontestée, comme tout ce qui peut aider au renouveau du mysticisme en sapant l’édifice de Lamarck ; et cependant un grand nombre d’auteurs en ont déjà montré toute la fragilité. Sans doute, et cela Lamarck ne l’a jamais nié, les hasards de la reproduction sexuelle ont, de temps en temps, fait apparaître des particularités nouvelles qui ont pu être utilisées par leurs porteurs et jouer ainsi un rôle dans l’adaptation lamarckienne ultérieure — pourvu qu’ils fussent acquis par les deux sexes —. En faisant diriger l’évolution spécifique par les conditions ambiantes, Lamarck n’a pas nié le rôle du hasard dans la formation des espèces ; il lui a donné au contraire le premier rôle, puisque les variations du milieu sont fortuites par rapport aux êtres vivants qui évoluent dans le milieu. Il n’a pas nié non plus l’apparition fortuite de particularités nouvelles chez les individus, mais il avait l’esprit trop scientifique pour admettre l’apparition fortuite de particularités adaptées ; autant eût valu admettre, ce qu’il fallait expliquer, l’apparition d’un homme armé de pied en cap ! Si donc, par variation brusque ou mutation, il apparaît dans un groupe d’animaux un outil nouveau, cet outil joue un rôle dans l’évolution ultérieure des êtres qui en sont pourvus, et qui, peu à peu, acquièrent une organisation en rapport avec la possession de ce nouvel outil. Un lézard n’est pas devenu, par hasard, un rossignol ; mais si, par hasard, les écailles de certains lézards ont pris l’ampleur et la légèreté des plumes (archéoptéryx), ces lézards monstrueux ont évolué autre-

  1. La Science de la vie. Paris, Flammarion 1912. Bibl. de philosophie scientifique.
  2. C’est la deuxième série d’objections que je signalais précédemment.