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E. DURKHEIM. — origines de la pensée religieuse


Mais l’âme n’est pas un esprit. Elle est attachée à un corps dont elle ne sort qu’exceptionnellement ; et tant qu’elle n’est rien de plus, elle n’est l’objet d’aucun culte. L’esprit, au contraire, tout en ayant généralement pour résidence une chose déterminée, peut s’en éloigner à volonté et l’homme ne peut entrer en relations avec lu-i qu’en observant des précautions rituelles. L’âme ne pouvait donc devenir esprit qu’à condition de se transformer. La simple application des idées précédentes au fait de la mort produisit tout naturellement cette métamorphose. Pour une intelligence rudimentaire, en effet, la mort ne se distingue pas d’un long évanouissement ou d’un sommeil prolongé ; elle en a tous les aspects. H semble donc qu’elle consiste en une séparation de l’âme et du corps, analogue à celle qui se produit chaque nuit ; seulement, comme, en pareil cas, on ne voit pas le corps se ranimer, on se fait à l’idée d’une séparation sans limite de temps assignable. Même une fois que le corps est détruit et les rites funéraires ont en partie pour objet de hâter cette destruction la séparation passe nécessairement pour définitive. Voilà donc des esprits détachés de tout organisme et lâchés en liberté à travers l’espace ; et, leur nombre augmentant avec le temps, il se forme, tout autour de la population vivante, une population d’âmes. Ces âmes d’hommes ont des besoins et des passions d’hommes, et, comme elles restent voisines de leurs compagnons d’hier, elles ne peuvent manquer de se mêler à leur vie. Suivant donc les sentiments qu’elles ont pour eux, elles chercheront, croit-on, ou à les aider ou à leur nuire. Or leur nature en fait, suivant le cas, ou des auxiliaires précieux ou des adversaires redoutés. Elles peuvent, en effet, grâce à leur extrême fluidité pénétrer par les plus petites fissures du corps et y causer toute espèce de désordres, ou bien, au contraire, en rehausser la vitalité. Aussi prend-on l’habitude de leur attribuer tous les événements de la vie qui sortent un peu de l’ordinaire et il n’en est guère dont elles ne puissent rendre compte. Elles constituent donc comme un arsenal de causes toujours disponibles et qui ne laissent jamais dans l’embarras l’esprit en quête d’explications. Un homme parait inspiré ; il parle avec véhémence ; il est comme élevé audessus de lui-même et du niveau moyen des hommes. C’est qu’une âme bienfaisante est en lui et l’anime. Un autre est pris par une attaque, saisi par la folie. C’est qu’un esprit méchant s’est introduit