Mais l’âme n’est pas un esprit. Elle est attachée à un corps dont
elle ne sort qu’exceptionnellement ; et tant qu’elle n’est rien de
plus, elle n’est l’objet d’aucun culte. L’esprit, au contraire, tout en
ayant généralement pour résidence une chose déterminée, peut s’en
éloigner à volonté et l’homme ne peut entrer en relations avec lu-i
qu’en observant des précautions rituelles. L’âme ne pouvait donc
devenir esprit qu’à condition de se transformer. La simple application
des idées précédentes au fait de la mort produisit tout
naturellement cette métamorphose. Pour une intelligence rudimentaire,
en effet, la mort ne se distingue pas d’un long évanouissement
ou d’un sommeil prolongé ; elle en a tous les aspects. H
semble donc qu’elle consiste en une séparation de l’âme et du
corps, analogue à celle qui se produit chaque nuit ; seulement,
comme, en pareil cas, on ne voit pas le corps se ranimer, on se fait
à l’idée d’une séparation sans limite de temps assignable. Même
une fois que le corps est détruit et les rites funéraires ont en
partie pour objet de hâter cette destruction la séparation passe
nécessairement pour définitive. Voilà donc des esprits détachés de
tout organisme et lâchés en liberté à travers l’espace ; et, leur
nombre augmentant avec le temps, il se forme, tout autour de la
population vivante, une population d’âmes. Ces âmes d’hommes ont
des besoins et des passions d’hommes, et, comme elles restent voisines
de leurs compagnons d’hier, elles ne peuvent manquer de se
mêler à leur vie. Suivant donc les sentiments qu’elles ont pour eux,
elles chercheront, croit-on, ou à les aider ou à leur nuire. Or leur
nature en fait, suivant le cas, ou des auxiliaires précieux ou des
adversaires redoutés. Elles peuvent, en effet, grâce à leur extrême
fluidité pénétrer par les plus petites fissures du corps et y causer
toute espèce de désordres, ou bien, au contraire, en rehausser la
vitalité. Aussi prend-on l’habitude de leur attribuer tous les événements
de la vie qui sortent un peu de l’ordinaire et il n’en est
guère dont elles ne puissent rendre compte. Elles constituent donc
comme un arsenal de causes toujours disponibles et qui ne laissent
jamais dans l’embarras l’esprit en quête d’explications. Un homme
parait inspiré ; il parle avec véhémence ; il est comme élevé audessus
de lui-même et du niveau moyen des hommes. C’est qu’une
âme bienfaisante est en lui et l’anime. Un autre est pris par une
attaque, saisi par la folie. C’est qu’un esprit méchant s’est introduit
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E. DURKHEIM. — origines de la pensée religieuse