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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

synthétique également lié, en un mot par l’unité. Le criticisme, peu ami d’ailleurs de l’unité, ne parvient, malgré la subtilité et la vigueur d’esprit de ses partisans, ni à être synthétique, ni, ce qu’il semblerait préférer, à être exclusif. Aussi, quoiqu’il ait pris place parmi les plus énergiques adversaires de l’éclectisme, il demeure malgré soi un éclectisme à forme scolastique au lieu d’être un éclectisme à forme oratoire ; mais la logique déductive est elle-même un des éléments de la persuasion et une partie de la rhétorique. Les éclectiques proprement dits ont cultivé surtout l’art et le sentiment, ce que les rhéteurs nomment le pathétique ; le criticisme préfère ce qu’ils appellent la dialectique et l’art des preuves, art tout déductif, fort utile d’ailleurs, mais qu’il faut se garder de confondre avec l’analyse expérimentale et féconde des savants. Au reste, l’appel fréquent du criticisme aux jugements synthétiques à priori et aux actes de foi moraux est l’équivalent de l’appel aux idées innées, au sens commun et au sens moral, si familier aux éclectiques. En un mot, le criticisme est, sous beaucoup de rapports, une forme nouvelle du spiritualisme traditionnel, auquel il croit parfois faire la guerre ; sous d’autres rapports, c’est un demi-kantisme en train de se dissoudre et cachant des inconséquences essentielles sous des apparences de rigueur. Le spiritualisme traditionnel avait cet avantage qu’il se contentait, comme croyance religieuse, de la religion naturelle, sans prétendre d’ailleurs ni remplacer ni embrasser pour son compte la religion positive : de là la théorie éclectique des deux « alliées immortelles » ; le criticisme va plus loin : il prépare ouvertement la voie à la religion positive, il favorise même le développement d’une certaine forme de religion, il amène le philosophe au temple. Et en effet, la religion positive, avec ses dogmes, ses mystères et ses actes de foi, n’est que la continuation et le prolongement de la méthode criticiste en morale, de la religion criticiste : quand on est en train de croire, il est difficile de s’arrêter à des limites fixes, au portail de l’église. Pourquoi, à la suite de Pascal, ne pas entrer ? Reste à savoir si toute morale, toute métaphysique qui se fonde uniquement sur des mystères peut être considérée à notre époque comme ayant des bases solides. Pour notre part, nous ne saurions l’admettre ; il faut économiser les mystères, les miracles et les « postulats » ; une philosophie qui les prodigue est au fond, malgré ses hautes aspirations et le talent de ses partisans, une philosophie qui abdique pour se changer en son contraire.

Alfred Fouillée.