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sont des infinis symboliques ; des infinis sans restriction, jamais[1]. » Zénon d’Elée, celui qui le premier aperçut, de ce regard pénétrant du génie, l’inquiétante et pourtant nécessaire antinomie du réel et de l’idéal, aurait-il onc demandé plus ?

Mais laissons-là l’histoire, et venons au fait.

L’objection « L’avance de la tortue sera toujours de 1/10 de l’espace franchi par Achille est une erreur absolue. » Pourquoi cela ? — D’après les données du problème, ce qu’est toujours l’avance, le voici : c’est l’avance initiale, plus le chemin parcouru par la tortue, moins le chemin parcouru par Achille, qui est dix fois celui de la tortue. — Je l’accorde. — Nous avons donc l’avance initiale, moins neuf fois le chemin de la tortue. — Sans contredit.

Je continue « Or celle-ci est supposée marcher indéfiniment. » Voilà un appel à l’infini qui va, en dépit de mon honorable contradicteur, compliquer le problème ; la tortue peut donc franchir un espace dont les subdivisions seraient en nombre indéfini — cela est étrange.

Et, quand cet indéfini sera fini, le chemin parcouru par la tortue sera de 1/9 de l’avance première. — Soit. — Mais quand donc cet indéfini sera-t-il fini ? S’il s’agit d’un indétini sans restriction, du τὸ ἄπειρον ἁπλῶς d’Aristote, la réponse est bien simple, Aristote l’a faite lui-même : Jamais. « Il viendra donc un moment… » N’en croyez rien, car le temps qu’on met à épuiser un inépuisable, c’est toujours.

Et ce cruel toujours ne répond pas seulement à un faisceau d’instants infinis en nombre, ainsi que vous dites qu’on l’imagine ; il répond aux subdivisions durables de la durée, infinies elles-mêmes en nombre, et, en vertu de votre propre hypothèse, toujours irréductibles à l’instant.

Je laisse de côté l’hypothèse tout arbitraire d’un Zénon attentif à la divisibilité infinie de l’espace et oublieux de la divisibilité parallèle du temps. M. Renouvier, malgré un texte équivoque de la Physique, en a fait justice[2]. La seule difficulté sérieuse qu’on puisse à mon sens élever encore, vise non plus l’argument lui-même, mais sa forme  :

« Dès que Zénon accorde qu’Achille et la tortue sont en mouvement, le premier marchant dix fois plus vite que la seconde, il accorde par là même que la rencontre aura lieu. »

C’est incontestable, mais en fait Zénon n’accorde pas le mouvement, et il ne le suppose que pour en montrer l’absurdité. Il imagine le problème résolu (ce que je concède toujours le droit de faire, sauf le cas où l’on chercherait à rattacher une proposition visiblement fausse à des principes vrais), et il procède à peu près de la sorte, τραγικῶς, comme dit Aristote.

Vous croyez que le mouvement existe et qu’il se produit dans le continu de l’espace ; à ce compte, pour avancer, tout mobile devra parcourir une infinité de subdivisions infinies de cet espace, ce qui est absurde.

Et, si vous doutez du fait, voyez ce qui se passe lorsque se produit la rencontre des mobiles ; jetez les yeux sur ce court intervalle, qui, dans le problème, sépare le 1/10 du 1/9 de la distance première ; puis, à l’aide de ce spécimen, jugez de l’espace entier ; dites si, tel que vous le concevez, il est ou non compatible avec le mouvement.

Cette difficulté et les difficultés analogues ont été jusqu’ici plutôt tou-

  1. Phys., liv. VIII.
  2. Log., liv. I.